Visite chez mes parents, un week-end de février.
« Salut papa, alors ça fait quoi de faire son entrée fracassante dans la grande famille du troisième âge ?
- De quoi tu parles, tu veux déjà m’enterrer ?
- Surtout pas ! Mais c’est génial, tu vas pouvoir profiter de ta carte Senior pour venir me voir à Paris sans trop te fatiguer !
- Tu as toujours aimé te réjouir du malheur des autres, mon fils. »
Le ton est sarcastique : « qui aime bien châtie bien ». Mais la pilule est difficile à avaler pour mon vieux père, la « soixantaine fringante », toujours sportif, les cheveux pas encore grisonnants.
Même pour moi, ça file un sacré coup de vieux. Mon père, qui était hier encore cet homme fort, fier et dynamique, est aujourd’hui devenu une personne âgée. Un ancien, comme on disait autrefois. Bientôt un vieillard.
Vous me trouvez méchant ? Pas tant que ça. « Le temps ne fait rien à l’affaire » chantait Brassens. Mais qu’on soit de la « dernière averse » ou « des neiges d’antan », on ne peut le nier : la société doit mettre des mots sur des âges. Les professionnels du marketing également.
Mon père a 60 ans. C’est un fait. Alors comment appeler un chat un chat en évitant que mon papa sorte ses griffes ?
Tout est parti d’un débat au sein du bureau
Au départ, c’est une simple discussion de bureau qui a lancé le débat. J’écrivais un article sur cette nouvelle tendance de la génération des baby-boomers à s’approprier la nouvelle technologie, et notamment les jeux vidéo. Dans le titre, le mot « seniors » semblait poser problème.
- « Inutile de le rajouter : les seniors déduiront qu’on parle d’eux, pas besoin d’essayer de les nommer ! – soutenait Simone [Wapler]
- Le terme Seniors est péjoratif, je préfère celui de boomers, plus sympa et dynamique – avançait Isabelle [Mouilleseaux].
- Les baby-boomers sont nés au plus tôt en 1945 mais ma grand-mère est de 1936 et elle fait malgré tout partie de cette génération dont je veux parler… – ajoutais-je. »
S’ensuivit un long échange sur les termes quinquagénaire, sexagénaire, troisième âge, et même quatrième âge désormais… On évoque ensuite les retraités pour se limiter à une catégorie socio-professionnelle, puis préretraités, jeunes retraités, comme pour alléger le poids des mots…
Puis on se questionne : qui décide donc de ces termes ?
Finalement, les seniors ont quel âge ?
Les mots ont un poids dans une langue aussi riche que la nôtre. Pourtant leur sens peut différer en fonction de qui les utilise.
Prenons l’exemple de Senior, qui fût l’objet de notre débat de bureau :
- Pour les institutions, les pouvoirs publics, l’Etat…, on est un senior à partir de 60 ou 65 ans, car c’est à ce moment-là que l’on accède à certaines aides ou prestations sociales. Ainsi, la SNCF considère que mon père est déjà un Senior, puisqu’il lui offre le droit de profiter de la carte éponyme.
- Pour les professionnels de la santé, on l’est plus tard, à 70 ans, pour la bonne et simple raison que le premier accident de santé lié à la vieillesse intervient en moyenne à 73 ans.
- Pour les professionnels du marketing, en revanche, on est un senior dès l’âge de 50 ans, qui correspond à un changement de mode de vie et de comportement de consommation.
Les mots ont également un âge, et leur définition est mouvante en fonction des époques et de l’évolution démographique. Si, il y a quelques années, les seniors désignaient davantage les jeunes retraités qui étaient encore trop dynamiques pour être considérés comme des vieux, ils ont aujourd’hui une résonnance un peu moins valorisante dans l’imaginaire collectif. Il est vrai que senior emprunte au latin senex et donc à la même famille que sénile… Tout un programme.
Pour les principaux concernés – soit les plus de 55 ans – et selon un sondage TNS Sofres de mars 2015, on est senior à partir de 66 ans…
Signe du temps qui passe, il a donc fallu inventer un quatrième âge, pour bien distinguer les jeunes retraités des plus de 80 ans. Et pour ne pas vexer encore un peu plus mon père en lui faisant comprendre qu’il appartient désormais à la même catégorie d’âge que son propre père.
La langue a dû en effet s’adapter à l’augmentation de l’espérance de vie : de nos jours, un jeune retraité a encore entre vingt et trente années devant lui quand il n’en avait que 7 dans les années 1970. Alors forcément, les pros du marketing ont coupé le gâteau en plusieurs parts.
Vous préférez les Happy-boomers ou les sexygénaires ?
S’il y a bien des gens qui chouchoutent leurs petits vieux, ce sont ceux qui ont quelque chose à leur vendre. Les publicitaires redoublent de créativité quand il s’agit de flatter leurs clients. Ainsi a-t-on vu apparaître le terme Happy boomers pour remplacer celui de baby-boomers, qui commençait à être trop connoté.
Encore plus fleuri, le mot sexygénaire a commencé lui aussi à investir les campagnes de communication. Car vous n’êtes pas sans ignorer que tous les plus de 60 ans ressemblent aujourd’hui à Fanny Ardant ou à Gérard Lanvin…
En coulisses en tous cas, en plus du terme Happy boomers qui fait référence aux 50-60 ans actuels, les pros du marketing parlent des Libérés pour les 60-75 ans, des Paisibles pour les 75-85 ans, et des Très Grands Vieux (TGV) pour les plus de 85 ans.
Aux Etats-Unis, on parle de Feel age (âge ressenti) par opposition à Real age (l’âge réel). L’idée étant simplement de dire aux anciens ce qu’ils veulent entendre, pour ne pas trop les froisser. Par exemple, au Québec, les seniors sont appelés les Aînés. On préfère évidemment être le grand frère plutôt que le grand-père.
« Il faut éviter de dire les vieux ou les personnes âgées »
Mais, au fond, les plus de 60 ans y sont-ils vraiment sensibles ?
Pour Jean-Pierre, 61 ans, informaticien en activité, « c’est un sujet important parce que n’étant pas encore retraité, je ne me sens concerné par aucun de ces termes. Je ne suis pas un senior parce que dans mon esprit, les personnes de 10 à 15 ans de plus que moi le sont. Et je ne suis pas de la même génération ! Je ne suis pas non plus de la génération qu’on appelle « baby-boomers », pour moi ce sont davantage des gens nés durant l’immédiat après-guerre. »
Quel terme employer alors pour ces jeunes sexagénaires en activité qui semblent n’entrer dans aucune case ? « Même « sexagénaire » me dérange parce que je viens seulement d’avoir 60 ans ! s’amuse-t-il. Mais c’est peut-être ce qui est le plus approprié. Si vous voulez m’appeler « sexygénaire », ne vous gênez pas ! »
Bernadette, 83 ans, avoue elle aussi que les mots sont importants : « C’est sûr qu’il faut éviter de dire vieux ou personnes âgées, c’est très péjoratif. » Elle poursuit : « Le terme retraités me semble plus respectueux pour les personnes concernées, mais certains retraités le sont depuis très longtemps ! Il faudrait inventer un autre terme pour les gens comme moi… ».
« Le terme Senior me convient, j’ai lu dernièrement un article qui parlait de seniors + pour les plus de 80 ans, ça peut être une piste. C’est vrai qu’avec l’allongement de l’espérance de vie, ça commence à faire une grosse différence entre les personnes de 60 ans et celles de 90 ans… ».
Et de conclure dans un sourire: « J’ai une amie Belge qui m’a dit qu’elle percevait une « pension de survie »… ça me semble un peu exagéré ! »
Finalement, peut-être que la propension des publicitaires à chercher sans cesse des néologismes est bénéfique…
Et vous, qu’est-ce que vous en pensez ? L’image du senior a-t-elle fait son temps ?