Aujourd’hui, revenons sur la série télé Billions et ce qu’elle nous apprend sur Wall Street. Vous pouvez retrouver la première partie de cet article en cliquant ici.
Les psys dans les hedge funds
Le trading est une activité très stressante. Si le trade se soldait par une perte, je pleurais toute la nuit. J’avais tout le temps peur. Je détestais ça.
Je me suis donc décidé à consulter une psy pendant un certain temps. Elle était spécialisée dans le soutien aux traders. Elle ne m’a jamais vraiment aidé (j’étais sans espoir) mais j’ai apprécié l’effort.
Beaucoup de grands hedge funds emploient des psychologues. J’ai eu le privilège d’en rencontrer deux parmi les meilleurs. Ari Kiev, qui a travaillé pour SAC Capital jusqu’à sa mort. Et Brett Steenbarger qui a travaillé pour de nombreux hedge funds, dont un avec lequel j’ai collaboré. Je vous conseille vivement la lecture de leurs livres pour en apprendre plus sur la psychologie du trading.
Dans Billions, Axe Capital emploie une psychologue. Pure coïncidence (ou pas), celle-ci est l’épouse du procureur.
Il y a une scène où elle reçoit un des analystes qui travaille pour Axe. Il est très déprimé parce qu’il est en baisse de 4% sur l’année, ce qui signifie qu’il ne gagnera pas d’argent.
Elle commence par lui demander combien d’argent il a gagné l’année précédente. Il lui répond : « 7,2 millions. » [Cf. la rétribution des hedge funds dans la première partie.]
Quelle que soit la somme qu’il a gagnée, il est de toute façon déprimé. Est-il stupide ? Peut-être. Les tests ont montré que le niveau de testostérone des traders baisse après un trade perdant, et ce quelle que soit les gains remportés auparavant.
Les meilleurs traders parviennent à gérer cela. C’est pour cela que les psys sont nécessaires, pour les aider à garder leur sang-froid (et leur niveau de testostérone) même lors des mauvaises périodes. Vous ne pouvez pas faire un bon trade si vous êtes en proie au désespoir ou à la peur.
Un jour, j’ai rencontré l’un des plus grands gestionnaires de hedge funds de l’Histoire, Steven Cohen. C’était en fin de journée, après la clôture des marchés. Je voulais travailler pour lui. Il hésitait (j’ai fini par ne jamais travailler pour lui mais c’est une autre histoire).
Nous avons eu une conversation très intéressante. Il lançait des mots d’esprit, souriait, me posait des questions, semblait très intéressé.
À la fin de notre discussion, je lui ai demandé comment s’était passée sa journée. Il me répondit : « Nous venons de vivre notre pire journée de l’année. » Tout au long de notre entretien, je n’ai pas une seconde soupçonné qu’il devait probablement être sous un stress intense après une journée aussi horrible.
Ça, c’est un pro.
« Laisse tomber les perdants »
La psychologue qui reçoit l’analyste déprimé lui suggère de vendre toutes ses positions perdantes.
Nous voulons souvent garder nos positions perdantes, en priant pour qu’elles remontent. Nous sentons que nous y avons déjà perdu tellement d’argent qu’il nous faut absolument le regagner. C’est un biais cognitif appelé « biais d’investissement ».
Un exemple tiré de la vie réelle ? Vous avez déboursé 200 000 dollars pour faire des études supérieures. Votre cerveau refuse de croire que cet investissement a été une erreur. Vous justifierez donc jusqu’au jour de votre mort les bénéfices des études supérieures et ce malgré les preuves de plus en plus flagrantes qu’elles A) ne valent pas l’investissement financier et B) ne constituent pas la meilleure instruction possible à ce moment de votre vie.
C’est la même chose pour les investissements. Vous y avez mis de l’argent. Votre cerveau n’acceptera pas que cet investissement ait été une erreur.
Plus spécifiquement, je pense que cette scène fait référence au livre de Jim Cramer, Confessions of a Street Addict dans lequel il raconte qu’il perdait beaucoup d’argent dans son fonds et qu’un jour sa femme, qui avait fait du trading par le passé, a remis le pied à l’étrier pour l’obliger à vendre toutes ses positions perdantes.
[Lire aussi : Ce que j’ai appris de Jim Cramer sur l’investissement]
Je ne sais pas si les scénaristes faisaient référence à cette scène mais elle m’y a beaucoup fait penser. Soit dit en passant, Confessions of a Street Addict est l’un des meilleurs livres sur la gestion d’un hedge fund dans les années 1990.
Le 11 Septembre
Dans une scène, Bobby raconte comment il a perdu tous ses amis lors des attentats du 11 Septembre.
Il est impossible de déterminer parmi les personnages de la série ceux qui existent bien dans la vie réelle. Ils sont un mélange de plusieurs personnes. Selon les scènes, Bobby ressemble à divers célèbres gestionnaires de hedge funds.
Mais dans la scène où il raconte son 11 Septembre, il me rappelle Howard Lutnick, le PDG de Cantor Fitzgerald, qui perdit la plupart de ses associés et de ses amis (ainsi que son frère) ce jour-là.
« Je ne suis pas incertain »
Il y a aussi une scène où Bobby assiste au match de basketball de son fils. Dans ce lieu, il est impossible que des enquêteurs puisse entendre ses conversations.
Deux traders viennent donc l’y retrouver. L’un veut acheter un titre, l’autre veut vendre à découvert le même titre.
Bobby demande à l’un d’entre eux à quel point il est sûr de son fait. À ce moment-là, nous voyons dans un flashback le gars payer pour obtenir des informations. Bien sûr, il ne le dit pas à Bobby.
Il se contente de lui dire : « Je ne suis pas incertain. » Bobby lui répond alors : « Cette entrevue est terminée. » Il sous-entend que le trade doit être opéré.
Pourquoi a-t-il utilisé cette double négation ? Pourquoi n’a-t-il pas juste dit qu’il était « certain » ?
Du point de vue légal, chaque transaction doit comporter une part de risque. « Certain » signifie « sans risques ». Si techniquement « pas incertain » signifie « certain », cela veut-il vraiment dire la même chose réellement ? C’est un peu confus. Ce n’est en quelque sorte pas aussi sûr que « certain ». Cela implique qu’il reste toujours un risque infime.
Bobby met fin à la conversation à ce moment-là parce qu’il ne connaît encore aucun détail. Il peut donc encore dire qu’il prend un risque.
Cela n’est pas clairement énoncé dans la série mais c’est ce qui explique cette tournure de phrase alambiquée et la raison pour laquelle Bobby ne demande pas plus de détails lorsque la phrase est formulée ainsi. Mais il a compris. Le trade va se faire.
Félicitations aux scénaristes pour avoir su capter la manière ingénieuse dont le langage peut être utilisé pour contourner les subtilités de la loi.
Les avocats passés du côté obscur
Dans une autre scène, on voit un « gentil » avocat rendre visite à l’un de ses anciens professeurs qui travaille à présent pour des hedge funds.
C’est là une scène importante car elle souligne la raison pour laquelle les hedge funds ne sont pas plus souvent poursuivis et pourquoi les enquêtes sont souvent si peu approfondies que c’en est consternant. Mais ça l’est encore plus qu’il n’y paraît.
Par exemple, pourquoi toutes les enquêtes sur Madoff n’ont-elles jamais rien dévoilé même si l’escroquerie était évidente pour pratiquement tous les investisseurs institutionnels (Madoff travaillait avec très peu, voire aucun investisseur institutionnel sérieux) ?
C’est parce qu’après l’enquête, Madoff obtenait des rapports de la part de tous les avocats impliqués dans l’enquête.
Beaucoup d’avocats (pas tous) travaillent pour l’État puis finissent par être cooptés dans le secteur sur lequel on leur a demandé d’enquêter. Ils peuvent gagner dix fois plus une fois qu’ils se sont fait une réputation du côté de l’administration.
Ceci est bien expliqué dans le livre d’Andrew Ross Sorkin, Too Big To Fail. Andrew est l’un des coscénaristes de la série, avec Brian Koppelman et David Levien.
Comment mettre fin à cela ?
Peut-être interdire aux avocats de travailler dans certains secteurs après avoir travaillé pour l’État, mais cela pourrait empêcher les meilleurs de prendre une décision (de travailler pour les agences de régulation) qui limitera leurs choix futurs.
Les gens intelligents n’aiment pas se limiter.
Century Capital et Nick Margolis
À un moment, Bobby Axelrod reçoit un de ses anciens salariés qui s’est fait prendre dans son propre scandale de délit d’initié, mais Bobby ne le sait pas encore.
Il s’avère que l’ancien salarié, Nick Margolis, est couvert de micros et tandis qu’il essaie de partager des informations d’initié avec Axe, le FBI écoute la conversation.
À nouveau, ceci montre que le personnage de Bobby Axelrold est un mélange de plusieurs personnages réels. Mettre sous écoute des gestionnaires de hedge funds et des traders a été décisif dans le délit d’initié de Raj Rajaratman (le scandale à l’origine de nombreuses enquêtes sur les gestionnaires de hedge funds) mais je n’ai pas connaissance que cela ait été utilisé de manière aussi importante dans d’autres cas.
« Gagner le repas »
Dans une scène, Bobby fait ouvrir un restaurant gastronomique à midi (le restaurant n’ouvre normalement que le soir) juste pour lui et un reporter du Wall Street Journal.
Après avoir passé la commande et discuté de tout ce qui l’intéressait avec le reporter, Bobby sort sans avoir rien mangé ni bu. Le reporter du Wall Street Journal est pris au dépourvu parce qu’il se retrouve à devoir faire bombance seul.
C’est la manière de Bobby de « gagner le repas ».
Lorsque les scénaristes, Brian Koppelman et David Levien, sont venus sur mon podcast, ils ont expliqué les recherches qu’ils ont menées pour écrire le premier épisode.
Ils ont décrit une scène où un milliardaire devait « gagner le repas ». C’est là un exemple qui montre bien à quel point ces types sont brutalement compétitifs. Ils doivent gagner dans tous les domaines. Pour moi, cette scène est un exemple qui ressort de leurs recherches.
« Pas d’e-mail »
Avant que Bobby ne sorte du restaurant et ne laisse le journaliste seul devant son assiette, il écrit son numéro de téléphone sur une serviette en papier et la lui tend en lui disant : « Pas d’e-mail. »
Cela me rappelle une conférence qui s’est tenue il y a une dizaine d’années où Elliot Spitzer parlait devant une assemblée composée d’avocats de hedge funds. Il avait dit : « La meilleure chose que vous faites pour moi, c’est d’envoyer des mails. » Il avait en effet pu faire avancer beaucoup de ses enquêtes grâce à l’étude minutieuse de mails envoyés par des avocats. Aujourd’hui, les gestionnaires de hedge funds envoient rarement des mails.
Activistes
Bobby parle à une conférence appelée « Delivering Alpha ». Le terme alpha fait référence au bénéfice supplémentaire qu’un gestionnaire de hedge fund est capable d’obtenir au-delà du rendement de base du marché.
Si un hedge fund ne peut générer de l’alpha, alors il n’y a aucun intérêt à y investir et à payer des honoraires élevés.
Ceci étant, les hedge funds « activistes », comme on les appelle, génèrent souvent de la valeur et la série décrit Bobby comme une sorte d’investisseur activiste.
Un investisseur activiste achète tellement d’actions d’une entreprise qu’il finit par en devenir un actionnaire important.
Une fois qu’il en devient « propriétaire », il fait en sorte d’obliger l’entreprise à faire des changements qui libèrent de la valeur afin que l’action monte.
Par exemple, un investisseur activiste comme Carl Icahn peut acheter suffisamment de Yahoo! afin d’obliger l’entreprise à vendre sa part dans Alibaba.
Autre exemple : un investisseur activiste peut vouloir faire virer un PDG et mettre en place sa propre équipe pour gérer l’entreprise. Cette dernière aura pour objectif de vendre des morceaux de l’entreprise afin de faire baisser le prix de l’action.
La SEC exige des investisseurs activistes qu’ils remplissent un formulaire spécifique indiquant explicitement aux actionnaires que le fonds peut être en lien avec le management.
« Quand on est bourré de pognon, on dépend de personne ; et on peut dire ‘va te faire foutre’ »
Bobby dit cela au procureur Chuck Rhodes (Paul Giamatti) lors d’une confrontation tendue qui a lieu durant le premier épisode.
Cette phrase est excellente et l’acteur Damian Lewis la déclame de manière magistrale.
Mais selon moi, c’est l’inverse qui est vrai.
Ceux qui ont un emploi rêvent souvent de pouvoir envoyer balader leur patron ou leurs collègues. Mais moi, je me suis toujours dit : « Lorsque je gagnerai assez d’argent pour envoyer tout balader, la dernière chose que je voudrais faire est de revenir au boulot pour voir mon boss, même si c’est juste pour l’insulter. » Quel intérêt ?
Cela soulève une question : pourquoi les milliardaires continuent-ils de travailler après avoir gagné assez d’argent pour pouvoir envoyer tout le monde se faire voir ?
Selon moi, c’est parce qu’ils sont tellement acharnés que c’est d’abord ainsi qu’ils ont gagné leur indépendance financière. C’est cette même force qui les a entraînés initialement qui continue à les motiver.
Et puis se pose cette question : à partir de combien d’argent peut-on envoyer tout le monde balader ?
Dans la série, à la fin, Bobby achète une maison pour 63 millions de dollars. Clairement, on n’a pas besoin d’une maison aussi grande pour être heureux. Beaucoup de gens ont des maisons bien plus petites et sont satisfaits de leur vie.
J’ai essayé de réfléchir à une réponse.
Par exemple, une réponse est : vous êtes blindé de fric si, du matin au soir, vous n’avez à faire que les choses que vous aimez faire et rien d’autre.
Mais qu’en est-il si ce que vous aimez faire, c’est construire et envoyer des fusées sur la Lune ? Cela coute très cher. La somme nécessaire sera alors un chiffre très élevé.
Je ne connais pas la réponse. J’aime rester chez moi à lire et à écrire toute la journée. Je ne suis jamais assez en colère pour ressentir le besoin de dire « Va te faire f… ! » à quiconque ; cela cause du stress et le stress rend malade.
Pour moi, l’essentiel est que j’arrive à me maintenir en bonne santé physique, à passer du temps avec mes amis (santé émotionnelle), à être créatif (santé mentale) et à être reconnaissant (santé spirituelle) chaque jour de ma vie, sans que rien ni personne ne m’en empêche.
La vie est source de stress et de difficultés chaque jour. On peut voir que les personnages de la série se préparent à potentiellement beaucoup, beaucoup d’épisodes de stress, quel que soit leur niveau de richesse et de pouvoir.