Il existe 17 copies de la Magna Carta. David Rubenstein ‒ cofondateur de Carlyle Group ‒ a acheté l’unique copie existant aux États-Unis pour 21 millions de dollars.
Il en a fait don aux archives nationales des États-Unis. Ainsi, tout le monde peut l’admirer.
« Pourquoi l’unique copie de la Magna Carta vaut 21 millions de dollars et pourquoi une oeuvre d’art moderne en vaut 200 millions ? Ça, je n’arriverai jamais à le comprendre, soupire David. Mais ainsi va le monde. »
C’est drôle d’entendre quelqu’un de si riche parler d’argent avec le même sentiment de confusion que le commun des mortels.
David Rubenstein est cofondateur et coprésident de The Carlyle Group, la plus grande société de gestion d’actifs au monde. Elle possède des centaines d’entreprises et déclare 200 milliards de dollars d’actifs en gestion.
Chaque année, David apparaît dans le classement Forbes des milliardaires. Et si vous allez sur son site web, vous verrez la liste de la cinquantaine d’oeuvres caritatives qu’il soutient.
Parfois, il donne de son temps. Parfois, il donne de l’argent ou des oeuvres d’art. Donner fait partie de la troisième vie de David Rubenstein.
« J’ai à présent 70 ans, l’âge qu’avait Ronald Reagan lorsqu’il a fait campagne contre Carter, a-t-il dit. Avant, je pensais qu’à 70 ans il était temps d’entrer en maison de retraite. Aujourd’hui, je pense que c’est la fleur de l’âge. »
Pour David, la vie n’est pas d’un seul tenant. Il ne la considère pas comme une période unique. Une seule vie. Il la divise en trois parties.
1, 2, 3.
Mais tout le monde ne parvient pas à vivre le troisième tiers. C’est pourquoi David ne veut pas perdre de temps.
« Lorsque j’ai fondé Carlyle, j’avais 37 ans, a-t-il expliqué. Peut-être que certaines personnes arrivent à trouver ce qu’ils aiment plus tôt. Moi, je l’ai trouvé plus tard dans la vie. »
« Pourtant, lui ai-je rétorqué, il semble que vous vous êtes très bien débrouillé dans le premier tiers de votre vie. »
En effet, David Rubenstein a étudié dans une bonne école, il a travaillé à la Maison-Blanche, et Ted Sorensen (celui qui écrivait les discours de JFK) a été son mentor. Il a même pu voler sur Airforce One.
« Alors quel a été le combat dans le premier tiers de votre vie ? » Et je l’ai prévenu avant même qu’il ne réponde : « Et pas d’autodérision ici ; je veux la vérité. »
« Ma carrière d’athlète a connu son apogée lorsque j’avais sept ou huit ans, a-t-il répondu. À six ans, je voulais être joueur de baseball professionnel. Puis ma croissance s’est ralentie. À neuf ans, j’étais ‘petit’. À dix ans, j’étais ‘trop petit’. Je ne serai donc jamais un athlète. Je n’étais pas le premier de ma classe. Je n’étais pas président de l’association des étudiants. On ne pouvait pas dire que les plus jolies filles se pressaient pour sortir avec moi. Je ne dirais pas que j’étais une grande réussite. Je n’étais une réussite qu’aux yeux de deux personnes : mes parents. J’étais enfant unique. Ils pensaient donc que je réussissais mais je savais mieux qu’eux ce qu’il en était. »
Je l’ai interrompu.
« Mais ça, ce n’est pas le premier tiers. Ce n’est que le premier sixième de votre vie. D’après vous, quel fut votre combat après l’âge de six ans ? »
Avance rapide. Il est allé à l’université, a travaillé à la Maison-Blanche. Puis Carter a perdu sa réélection et David est devenu inemployable.
Tous les autres recevaient des offres d’emploi. Pas lui.
David Rubenstein était un avocat qui ne pouvait pas pratiquer. Il avait le diplôme mais pas l’expérience (raison n°5 492 de ne pas aller à l’université).
« J’ai dû mentir à ma mère. Je lui disais : ‘J’ai tellement d’offres d’emploi que je n’arrive pas à me décider.’
—Vous étiez effrayé à ce point ?
—Je n’étais pas effrayé. J’étais embêté que personne ne veuille m’embaucher.
—Qu’avez-vous fait, alors ?
—J’ai persévéré. Je suis allé de l’avant et j’ai eu de la chance. Je suis entré par hasard dans le private equity. Je me suis lancé dans un secteur qui était en plein boom. Et ça a marché. Il m’a fallu beaucoup de temps pour y arriver. Et lorsque nous avons créé notre société, beaucoup se sont moqués de nous : qui aurait l’idée de créer une société de gestion d’actifs à Washington ? C’est la ville du gouvernement fédéral. »
Pendant des années, personne ne les a pris au sérieux.
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Fin du premier tiers.
À présent, il devait développer son entreprise. Ce qui signifie qu’il devait apprendre à persuader et à motiver des PDG.
« Comment motiviez-vous les gens ? »
« Cette question est réellement, à de nombreux égards, la question existentielle la plus importante sur la vie », m’a répondu David.
J’étais fier d’avoir posé la question gagnante. Je me sentais nerveux avant l’interview. Parce que David Rubenstein a sa propre émission d’interviews. D’ailleurs, je lui ai dit que j’étais nerveux. « Quelle question poser à celui qui a posé toutes les questions à tout le monde ? » lui ai-je demandé.
« Qu’en pensez-vous ? » m’a-t-il répondu, du tac au tac.
« On verra. »
Et puis c’est arrivé. J’ai posé la bonne question.
« Il y a sept milliards et demi d’hommes sur Terre. Que font-ils là ? Pourquoi sont-ils là ? Quel est le but de la vie ? Qu’est-ce qui motive quelqu’un qui veut travailler dur ou ne pas travailler, à faire ci ou ça ? Personne ne sait vraiment d’où nous venons, ce que nous faisons. Mais nous nous sommes en général rangés à l’opinion que vivre vaut mieux que ne pas vivre, que travailler vaut mieux que ne pas travailler, qu’essayer de rendre le monde meilleur vaut mieux qu’essayer de le ruiner. En règle générale, les gens ont décidé que le progrès vaut mieux que pas de progrès. Donc qu’est-ce qui motive un PDG ? »
Il énuméra certaines raisons :
- les gens veulent pouvoir se nourrir et nourrir leur famille ;
- les gens veulent prouver qu’ils sont intelligents ;
- l’argent est un facteur de motivation.
Mais il ajouta que le meilleur moyen de motiver les gens est d’apprendre à les connaître. S’il savait qu’une personne aimait être impressionnée ou invitée à dîner, il contactait ses relations à la Maison-Blanche, les invitait au restaurant et invitait par la même occasion un client potentiel.
Cette stratégie fonctionna bien pour les bonnes personnes.
« Lorsqu’on y pense, toute la vie se résume à la capacité qu’on a à persuader quelqu’un de faire ce qu’on veut », a-t-il ajouté.
Il m’a donné trois manières de persuader les gens.
« Puis-je les noter ?
—Certainement. »
Numéro 3 : persuader les gens par l’exemple.
C’est la manière la plus efficace. Les deux autres sont moins importantes.
Il m’a donné un exemple.
« Lorsque George Washington luttait lors la guerre d’indépendance, il était lieutenant-général. Il n’était pas obligé de se mêler aux simples soldats puisqu’il était chef. Il avait des provisions, des vêtements, de la nourriture. Mais à Valley Forge en 1777, il resta avec ses troupes. Il aurait pu demeurer au Ritz Carlton en bas de la rue. Mais il resta avec ses soldats. Ils étaient en mauvais état. Un tiers d’entre eux n’avaient pas assez de vêtements. La moitié n’avaient pas de chaussures… Il les conduisit en donnant l’exemple. C’est cela la persuasion. »
Plus il parlait, plus je pouvais voir les deux derniers tiers de sa vie se mêler.
Le deuxième tiers de la vie de David Rubenstein fut consacré à la construction de son entreprise.
Il persuada des clients de le rejoindre dans l’aventure. Il développa sa société. Et finalement, les gens virent que ça marchait bien.
Puis d’autres sociétés de gestion d’actifs se constituèrent. David ne cessait de trouver de nouveaux moyens de prendre de l’avance. Il ouvrit un bureau en Europe. Puis un autre en Asie, ce que personne ne faisait à l’époque.
Aujourd’hui, il s’appuie sur l’éthique de travail qu’il a élaborée, se renforce fortement dans ses activités et se diversifie dans de nouvelles choses.
« À présent, je suis dans ma phase philanthropique, a-t-il dit. C’est ce que j’appelle mon sprint jusqu’à la ligne d’arrivée.
—C’est-à-dire ?
—Je fais tout mon possible pour faire avancer les choses dans les 25% de vie (plus ou moins) qui me restent, parce que je ne veux pas me dire lorsque je serai sur mon lit de mort : ‘Oh, si seulement j’avais fait cela.’ Ni me demander : ‘Pourquoi n’ai-je pas fait ça ?’ Je veux que les choses soient faites maintenant. Et c’est pourquoi je travaille aujourd’hui plus dur et plus longtemps que lorsque j’avais 20 ans. »
C’est également pour cela qu’il a acheté la Magna Carta et en a fait don. Et c’est pour cela qu’il a acheté la Déclaration d’indépendance, la Proclamation d’émancipation et le Treizième amendement.
Il veut rendre.
Il n’avait pas prévu de faire tout cela. C’est arrivé comme ça.
Il s’est rendu dans une vente aux enchères d’oeuvres d’art. La Magna Carta y était. Elle était en résonnance avec ce en quoi il croyait.
Il m’a cité George Santayana : « Ceux qui n’apprennent rien de l’Histoire sont condamnés à la répéter. »
Je lui confiais ma citation préférée à ce sujet ‒ Mark Twain : « L’Histoire ne se répète pas, elle rime. »
David adore l’histoire. Il m’a expliqué pourquoi elle est si importante à ses yeux. Aujourd’hui, il y contribue de manière déterminante.
Je pense que tout le monde veut ressentir ce que ressent David…
C’est pour cela que j’aime la manière dont il divise sa vie. Ainsi, je n’ai pas à me sentir mal aujourd’hui si je ne sais ni ce que j’aime, ni ce que je pourrais rendre au monde.
Je peux avoir un deuxième ou un troisième tiers de vie. Si j’ai de la chance.
« Il est rare qu’un jeune dise ‘Voilà ce que je veux faire dans la vie’ et que ça marche. Peut-être que Willie Mays, Hank Aaron ou Mickey Mantle surent très tôt qu’ils voulaient devenir joueurs de baseball et cela a marché pour eux. Mais c’est rare. Il faut du temps pour vivre des expériences. Je pensais vouloir devenir avocat. Finalement, j’ai trouvé que ce qui me rend heureux, c’est de construire quelque chose à partir de rien avec l’aide des autres, d’en tirer des avantages matériels puis de rendre ces avantages aux autres et de les aider. »
Puis il m’a dit ce qu’il conseille aux étudiants. Mais je pense que cela vaut à tout âge.
« Expérimentez. On ne peut pas savoir tout de suite. Essayez différentes choses. Vos parents sont super, mais ne tenez pas compte de ce qu’ils veulent. Ma mère voulait que je sois dentiste. Ça partait d’une bonne intention mais ce métier ne m’attirait vraiment pas. Vous ne pouvez pas laisser vos parents vivre votre vie à votre place. Essayez beaucoup de choses différentes. »
Je ne suis pas prêt à vivre ma troisième vie. Mais si demain je me réveille et ressens le besoin de repartir à zéro, je ferai la liste des rêves auxquels j’ai renoncé. Je me souviendrai de ce que j’aimais lorsque j’étais enfant. Puis j’entourerai ceux que je veux retrouver dans ma vie.
Ensuite, je dresserai une seconde liste. Je suivrai le conseil de David Rubenstein : « Vous ne pouvez pas laisser vos parents vivre votre vie à votre place. »
Rayez les parents.
Et remplissez les espaces vides.
Puis (c’est la clé), essayez. Essayez beaucoup de choses différentes.