J’avais besoin de gagner 100 millions de dollars très rapidement. Vous savez ce que c’est. Il y a des factures à payer, des choses que vous voulez faire dans la vie. Par exemple, je voulais travailler comme caissier dans une librairie. Avec une petite différence cependant : je voulais être propriétaire de la librairie. Je voulais faire passer une pub de 90 secondes lors du SuperBowl, une pub où on me verrait juste marcher, sans rien dire. Les gens n’auraient pas manqué de réagir : « Il aurait pu utiliser cet argent pour des œuvres caritatives au lieu d’un spot pub. Quel égoïste ! » Mais je m’en serais fichu. C’est mon argent et j’en fais ce que je veux. Je n’avais aucune autre envie spécifique sur ce que je ferais avec 100 millions de dollars. Juste ces deux choses. Mais je savais que d’autres viendraient.
À cette époque (1999), je venais de gagner de l’argent en vendant une entreprise dans le secteur du web. Mon entreprise avait créé, entre autres, le site web du film Matrix.
J’ai donc eu une idée. J’avais une ligne directrice. « D’abord, il y a eu l’Internet filaire. Puis il y eut l’Internet sans fil. Et il sera dix fois plus important. »
Ces trois phrases étaient mon plan pour atteindre les 100 millions de dollars. J’avais un associé qui n’était pas timide. Il contacta une vingtaine d’entreprises dans le secteur des logiciels pour mobiles pour leur dire : « Nous voulons acheter votre entreprise. » Nous n’avions pas d’argent pour acheter qui que ce soit, mais ce n’est pas ça qui allait nous arrêter.
Une entreprise nous répondit positivement. Elle s’appelait MobileLogic, elle était basée à Denver. Nous avons invité ses dirigeants à un petit-déjeuner au Royalton Hotel sur la 44e Rue. L’endroit était raffiné.
Nous étions tous assis autour d’une table. « C’est heureux que vous ayez appelé, commença le P-DG de MobileLogic. Parce qu’Ericsson vient de nous offrir 17 millions et nous pensons accepter leur proposition. »
« Pourquoi le feriez-vous ? lui demandai-je. Nous, nous vous offrons 20 millions, moitié en cash, moitié en actions. Rien que ces actions vaudront 100 millions, voire plus, après notre introduction en Bourse. Nous avons cinq autres entreprises que nous souhaitons acheter après la vôtre. Vous serez président d’une major qui va être introduite en Bourse, et rapidement. Ericsson, c’est l’ancienne génération. Faites partie de quelque chose de nouveau et de motivant. »
J’adore les pancakes du Royalton. Les oeufs sont incorporés dans la pâte, ce qui rend les pancakes légers et délicieux. Le bacon est épais, son jus éclate dans la bouche lorsque vous croquez dedans. La vie était belle.
Ils acceptèrent notre offre. Nous rédigeâmes rapidement une lettre d’intention contraignante qu’ils signèrent. Nous négociâmes leurs salaires, leurs options, leurs clauses d’indexation sur bénéfices futurs, tout. Nous devions donc leur verser 20 millions de dollars. Nous savions pouvoir en payer la moitié en actions. Ça, c’était facile. Ce n’était qu’un morceau de papier. Restait à trouver les 10 millions restants.
Ce n’était pas un problème. Parce que, tout d’un coup, j’avais quelque chose de tangible. J’avais une lettre d’intention contraignante pour une entreprise avec un CA entre 5 et 10 millions de dollars (malgré ma prédisposition à me souvenir de chaque détail de mon enfance, je n’arrive pas à me souvenir quel était le CA exact de cette entreprise que j’achetais en 1999). À l’époque, des entreprises pouvaient être introduites en Bourse avec un CA absolument nul et valoir plus tard plus de 100 000 milliards de dollars.
Par conséquent, avec quelques associés qui étaient d’excellents intermédiaires, j’ai commencé à rechercher des investisseurs potentiels. Mark Patterson – qui était à l’époque vice-président de CSFB et co-fondateur du hedge fund de plusieurs milliards de dollars Maitlin-Patterson – organisa une conférence téléphonique avec quelques petits investisseurs.
Elle réunissait Henry Kravis (co-fondateur de la société d’investissement KKR & Co. L.P.), Leo Hindery (InterMedia Partners), James McMann (P-DG de 1-800-Flowers) et un dénommé Dennis (dont j’ai oublié le nom de famille) qui venait de vendre une grosse société de télécoms irlandaise qui valait environ un milliard. J’ai fait un petit speech d’une quinzaine de minutes décrivant mon parcours et l’entreprise que j’avais vendue. Puis j’ai dévoilé ma ligne directrice et ce fut tout.
Juste après la réunion, le téléphone de Mark Patterson se mit à sonner. Mark me dit : « Henry Kravis veut virer cinq millions tout de suite. » Mais on en accepta qu’un seul. Trop de gens voulaient investir. Tous ceux qui avaient assisté à cette conférence de 15 minutes investirent un million chacun.
Lors d’une autre réunion pour lever des fonds, on me demanda de décrire ce que nous faisions. En fait, je n’étais pas totalement certain de ce que faisait MobileLogic. Nous protégions des données qui se trouvaient dans des bases de données d’entreprises et qui étaient envoyées aux équipes commerciales sur des terminaux sans fil que nous installions. C’était du solide. Je répondis : « Les données vont au satellite puis se dirigent vers nos appareils. »
« Je croyais que les données ne passaient pas par des satellites. Ne passent-elles pas par des stations de téléphonie cellulaire ? » s’étonna un certain Mamoon.
Euh… Cela semblait plus logique que les satellites. « Parfois », répondis-je.
Ils investirent cinq millions. Frank Quattrone, un banquier d’investissement, investit aussi. Sam Waksal (fondateur de la société pharmaceutique ImClone Systems), la banque d’investissement Allen & Co., etc. Pendant trois secondes, nous avons été l’épicentre du monde de l’investissement. Un type qui avait initialement refusé mais qui, après coup, avait vu la liste des investisseurs, m’appela à deux heures du matin : « S’il vous plaît, laissez-moi investir un million. »
Nous avons donc terminé notre levée de fonds avec 30 millions de dollars. Nous avons acheté notre première entreprise. Puis nous en avons acheté une deuxième, une société de conseil appelée Katahdin. Elle n’avait rien à voir avec la technologie mobile, mais elle affichait de solides bénéfices. Puis nous avons acheté une troisième entreprise. Je ne me souviens pas de son nom mais elle était issue du MIT. Immédiatement, nous avons reçu un nombre incalculable d’appels. Aether Systems voulait nous acheter mais nous avons refusé. Ils ne voulaient débourser que 50 millions. Un banquier chez CS First Boston nous affirma qu’il pouvait nous obtenir 75 millions sans problème. Nous ne l’avons même pas écouté. Dans l’ascenseur, nous nous sommes moqués de lui. Quel imbécile ! Nous étions en chemin vers une IPO.
Toutes les banques nous envoyèrent un diaporama de présentation et une équipe de jeunes loups pour nous amadouer. Goldman, CSFB, Merrill Lynch, Lehman, etc. CSFB était le favori parce que Frank Quattrone était un investisseur, mais Merrill Lynch avait un argumentaire en béton. Leur discours était drôle. Le plus important banquier chez eux était présent. Il dit à son collègue : « John, fais leur voir tous les chiffres. » Et John répliqua : « Euh, je m’appelle Roy. » Je me souviens de deux autres choses à propos de ce pitch. La première : « Henry Blodget sera l’analyste sur cette affaire. Le mobile, c’est son truc. » Ce qui pour moi ne faisait aucun sens puisqu’il était analyste financier.
L’autre chose dont je me souviens, c’est la dernière page de la présentation. Elle était magnifique. C’était la seule qui comptait. Elle montrait ce que serait ma valeur nette si nous nous introduisions en Bourse et que le marché nous valorisait au niveau de Aether Systems. On aurait valu quelque chose comme 900 millions de dollars.
Je savais exactement quelle librairie j’achèterais. Ce serait Shakespeare & Company, sur Broadway. Aucun des employés ne saurait que j’en suis le propriétaire. Je travaillerais à empiler les livres et à tenir la caisse.
Je ne savais pas comment me comporter en tant que P-DG. Et parce que je ne connaissais aucun des employés des entreprises que nous achetions, je me sentais très intimidé. J’appelais ma secrétaire avant d’arriver au travail et lui demandais si quelqu’un se trouvait dans le hall d’entrée et si elle pouvait ouvrir la porte de mon bureau. Puis je me précipitais dans le bureau et fermais la porte derrière moi.
On finit par me remplacer au poste de P-DG. Même plus tard, lorsque nous avons eu à lever 70 millions supplémentaires, on me demanda de me retirer de la direction générale. À un moment, j’avais mis au point une fusion inversée (reverse IPO). Nous aurions été cotés à une valorisation d’au moins 100 millions de dollars. Mais le type derrière cette fusion inversée s’avéra avoir un passé agité : il avait dormi un certain temps en prison, en 1969, pour détournement de fonds ou quelque chose qui avait à voir avec un trafic de faux diamants. Mais c’est une autre histoire.
Rien de tout cela ne me décrit sous un jour très favorable. Excepté peut-être le fait que j’ai été un bon vendeur au cours de la plus grande bulle de l’histoire. Mais c’était il y a plus de dix ans, et peu m’importe ce que les gens pensent de moi.
Mais j’ai appris plusieurs choses qui sont devenues incroyablement importantes pour moi plus tard.
A) Si vous devez lever 30 millions de dollars pour lancer votre entreprise, ce n’est probablement pas une bonne entreprise (du moins, selon moi). Toutes mes bonnes entreprises (de celles que j’ai fondées, que j’ai fini par vendre et grâce auxquelles j’ai gagné de l’argent) ont commencé à être rentables dès le premier jour et je n’ai alors jamais eu besoin de lever un centime.
B) La plupart des opérations de fusion et acquisition ne fonctionnent pas. Lorsque vous achetez une entreprise, il est très difficile de maintenir la motivation des propriétaires de l’entreprise initiale. Il est clair que 90% des acquisitions sont vouées à l’échec. Construisez votre propre entreprise. Ne l’achetez pas.
C) Une leçon que j’ai apprise à maintes reprises : voyager pour le business ne rapporte presque jamais de revenus supplémentaires. New York (et les États-Unis) sont suffisamment grands pour générer des revenus dans mon cas. Pas la peine de voyager. À cette époque, je n’ai cessé de bouger : la côte ouest, Denver, l’Angleterre (pour essayer d’acheter une entreprise), la Suède (où se trouvait le siège d’Ericsson), l’Allemagne (Ericsson a voulu que j’assiste à une conférence pour une journée), la Géorgie, la Floride, Boston, etc. etc. Pas une seule de ces réunions n’a généré des profits pour mon entreprise et cela m’a fait perdre des centaines d’heures de ma vie.
D) Embaucher des gens intelligents ne marche pas si vous-même ne l’êtes pas. Au final, tout tire vers le bas.
E) Dépenser beaucoup d’argent en branding et en marketing est une perte d’argent pour une start-up. Si vous ne savez pas qui vous êtes, aucune somme d’argent ne créera des matériaux expliquant qui vous êtes.
F) Si vous êtes sur le point de lever 30 millions de dollars pour une entreprise, alors levez-en 100 millions si vous le pouvez. Ne refusez pas les 5 millions d’Henry Kravis. Peu importe à quel point vous serez dilué. Si vous devez lever des fonds, prenez chaque centime que vous pouvez.
G) LE PLUS IMPORTANT: si vous levez 30 millions de dollars, ne dépensez rien. Warren Buffett a déclaré un jour : « Si vous savez qu’une entreprise existera encore dans vingt ans, il s’agit alors sans doute d’un bon investissement. » Avec 30 millions, nous aurions pu poursuivre nos activités pendant 20 ans, voire plus, et finir par comprendre qui nous étions. Au lieu de cela, j’ai dépensé 40 millions dès le premier mois. J’ai beaucoup appris et j’ai perdu plus de 100 millions.
Finalement, Vaultus (le nom de MobileLogic après 2000) fut vendue à Antenna Software. Je n’ai pas gagné d’argent – ce qui n’est en rien injuste.
En 2004, j’étais dans le train pour Boston avec mon associé. Il était 5 heures du matin et nous allions visiter un hedge fund dans lequel nous avions investi. Il lisait le magazine Bloomberg lorsqu’il s’exclama : « P***** de merde ! » Il me montra alors un article dans le magazine. Il s’avérait que Yasser Arafat, qui venait de mourir, avait une société écran qui faisait divers investissements pour lui avec l’argent qu’il avait plus ou moins gagné de l’OLP. Son plus grand (ou son deuxième plus grand) investissement s’élevait à 2 millions de dollars, qu’il avait placé dans une « entreprise new yorkaise, Vaultus, Inc. ». Je peux donc affirmer ceci : il a perdu ces 2 millions.