Dans The Social Network, le film de David Fincher consacré à la genèse de Facebook, il y a cette scène décisive qui me revient inévitablement en mémoire.
Le jeune Mark Zuckerberg travaille nuit et jour depuis de longues semaines sur ce site Internet d’un nouveau genre auquel on associera plus tard l’expression « réseau social ». Conscient du potentiel de son projet, il lui consacre toute son énergie jusqu’à l’épuisement.
Son site est prêt. Il pourrait le lancer dès maintenant. Mais quelque chose le contrarie… Il lui manque l’idée magique, celle qui justifie toutes les autres, celle qui attire, rassemble, envoûte. Ce que les américains appellent la « big idea« .
Dans la salle informatique d’Harvard, le voilà qui s’endort sur le clavier de son ordinateur.
Bientôt, il est réveillé par l’un de ses camarades qui, à brûle-pourpoint, l’interroge :
« Il y a une fille dans ton cours d’Histoire de l’art qui s’appelle Stephanie Attis. Est-ce que tu sais si elle a un petit ami ? »
Agacé d’avoir été extirpé de son sommeil pour si peu, Zuckerberg reste impassible.
Son camarade insiste :
« Est-ce que tu l’as déjà vue avec quelqu’un ?
– Dustin… Les gens ne se baladent pas avec un panneau… »
Son visage s’éclaire. Elle est là l’idée magique ! Chaque utilisateur devra préciser sur son profil le statut de sa relation : célibataire ou en couple… Et tout le monde voudra s’inscrire pour connaître celui des autres.
Le soir-même, Facebook était en ligne. Et Zuckerberg devint milliardaire.
Quatorze ans plus tard, le réseau social est sur le point de pénétrer un marché qu’il a contribué à créer et pour lequel il a toujours semblé être destiné : celui des rencontres en ligne.
Tinder en ligne de mire
Cela fait bien longtemps que Facebook est un terrain de jeu privilégié pour les coeurs à prendre, voire les dragueurs envahissants. C’est même sa promesse originelle. Car avant de se muer en cet agrégateur de contenus d’informations qui sait si bien entretenir l’addiction, la plateforme n’était rien de plus qu’un catalogue où chacun se présentait sous son meilleur jour, photo à l’appui. On y précisait si l’on était en couple, ce qu’on venait y chercher (amitié, amours plus ou moins sérieuses) et son attirance sexuelle.
Depuis, le réseau n’a cessé d’ajouter de nouvelles fonctionnalités, qui lui ont permis de devenir la banque de données personnelles la plus riche et la plus précieuse du marché. Une aubaine pour certaines entreprises, mais surtout pour les publicitaires qui peuvent ainsi cibler leurs annonces avec une précision sans égal – c’est ce qui a contribué jusqu’ici à la croissance insolente du réseau.
Parmi ces entreprises, Tinder, le leader sur le marché des applications de rencontres, s’est appuyé dès le départ sur cette mine d’informations. L’utilisateur est ainsi amené à associer son profil Tinder à son compte Facebook afin de sélectionner ses meilleures photos puis de partager un certain nombre de données, comme les pages suivies ou la liste d’amis.
Ainsi, si la fille dont le profil qui s’affiche sur mon application suit les pages consacrées à Oscar Wilde et à Serge Gainsbourg, je présume qu’elle pourrait me correspondre.
Avec 100 millions de téléchargements et 3 millions d’utilisateurs payants, Tinder représente 30 % des revenus de sa maison mère, Match, qui détient également Meetic et OkCupid, sur le même créneau.
Et fin juin, le groupe a réalisé une nouvelle acquisition en obtenant 51 % de Hinge, une appli de rencontres qui permet de mettre en relation des personnes ayant un ami commun sur… Facebook.
Le réseau social de Mark Zuckerberg a un tel pouvoir que certaines applis choisissent d’en être en partie dépendantes. Elles s’en trouvent par conséquent fragilisées, d’autant plus que l’ogre n’est jamais rassasié.
En mai dernier lors de sa conférence F8, les équipes de Facebook avaient annoncé qu’elles travaillaient sur un nouveau service de rencontres, Facebook Dating. Dans la foulée, l’action de Match perdait 17 % en Bourse.
Et cette semaine, le site spécialisé TechCrunch précise que cette fonctionnalité qui sera implémentée directement dans le réseau social est actuellement en phase de test.
Facebook, « too big to fail«
Je décrivais ici même il y a deux semaines les raisons pour lesquelles je pense que Facebook a toujours de beaux jours devant lui, malgré la perte historique de 24 % et 148 milliards de capitalisation boursière qu’elle subissait le 25 juillet dernier dans la foulée de la publication de ses résultats du deuxième trimestre.
Les opportunités de diversification sont innombrables pour une entreprise qui a pris une telle place, sur le marché comme dans la culture populaire.
Voyez le modèle d’Uber, dont l’impact sur l’économie fut si fort que Maurice Lévy parla d’un phénomène d’ubérisation de la société. En décembre 2015, aux États-Unis, l’entreprise de San Francisco lançait UberEats, son application de livraison de repas à domicile. Bientôt ce fut à Paris en mars 2016, puis dans 20 villes en France et dans 35 pays. Très vite, l’application se fit une place de choix dans ce marché concurrentiel, au milieu de Deliveroo et Foodora.
La semaine dernière, Foodora annonçait renoncer aux marchés français, italien, hollandais, australien et brésilien, écrasé par le poids des deux leaders.
La stratégie de diversification d’Uber n’était pourtant pas évidente au départ. Mais la notoriété de la marque lui a apporté immédiatement l’impératif de crédibilité.
La diversification de Facebook, elle, n’en a que le nom : c’est un atout supplémentaire. Car les rencontres, c’est dans son ADN. De surcroît, le groupe contrôle l’ensemble du processus de mise en relation : des données personnelles extrêmement précises et qui lui appartiennent, 2,2 milliards d’utilisateurs et deux applications de messagerie largement utilisées (WhatsApp et Messenger) qui rendent la communication instinctive une fois les deux personnes connectées.
L’entrée de Facebook sur ce marché semblait inéluctable tant elle est naturelle. Tinder & Co. ont-ils du souci à se faire ?
Le réseau social le plus populaire du monde est aussi le plus exposé au regard des autres dans l’esprit des utilisateurs. Lesquels ont par ailleurs appris à gérer leur identité numérique. Parviendront-ils à franchir cette barrière psychologique et à délaisser l’intimité – toute relative – des autres applications ?
Pour tempérer ces potentielles inquiétudes, Mark Zuckerberg a d’ores et déjà précisé que Facebook Dating s’appuierait sur un profil parallèle bien séparé du profil public habituel…
Le coup de bluff de Zuckerberg ?
Le 25 juillet, la conférence téléphonique de résultats du PDG avait fortement déplu aux investisseurs. Il y avait annoncé un ralentissement de la croissance des revenus et une hausse des dépenses dans les mois à venir.
J’en parlais à mon confrère Guillaume Duhamel, de la Bourse au Quotidien, et nous nous faisions la même réflexion : ses projections étaient-elles volontairement pessimistes afin de réduire les attentes du marché pour mieux le surprendre ? Le cours du titre repartirait alors de plus belle…
On imagine aisément que les équipes de Facebook Dating trouveront un moyen de rendre payantes certaines fonctionnalités de ce nouveau service.
La croissance est au ralenti ?
Il semble que Facebook en ait encore sous le pied.