Comme vous le savez peut-être, James Altucher anime depuis plus de 4 ans un podcast intitulé « The James Altucher Show » dans lequel il interviewe des personnalités aussi diverses que Gary Kasparov et Tim Ferriss, en passant par des entrepreneurs à succès dont la renommée est moins établie – mais qui ont des choses à dire, et dont on a toujours à apprendre.
Lundi dernier, vous avez pu lire la deuxième partie de l’interview de Garry Kasparov, le plus grand champion d’échecs de l’Histoire.
Voici la suite de cette interview exclusive.
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Garry Kasparov : « Les machines deviennent plus intelligentes, ce qui nous rend encore plus créatifs »
James Altucher : C’est une question que je me pose dans tous les domaines. Les échecs, le tennis, le golf… La différence entre le n°1 et le n°20 : dans quelles proportions est-elle due à la psychologie ? Bien entendu, quiconque est 20ème au classement mondial est déjà un joueur incroyable dans son domaine. Mais ce que vous décriviez, c’est la prépondérance de l’aspect psychologique pendant tout le match. Pendant une bonne partie en tout cas.
Garry Kasparov : On parle là de la psychologie de deux champions du monde. Des joueurs au statut similaire. On trouve d’excellents joueurs, dans l’histoire des échecs, qui étaient si proches… mais qui n’y sont jamais arrivés. Je ne mettrais même pas la limite entre n°1 et n°20, je la mettrais entre n°1 et n°5.
Cela se réduit à ça. Regardez le palmarès actuel dans le monde des échecs. Il y a Magnus Carlsen – et si vous regardez la génération de joueurs qui ont son âge ou sont plus âgés, il les domine totalement. La seule menace provient de joueurs plus jeunes – je dirais Fabiano Caruana ou Wesley So. Ce sont les deux joueurs les plus jeunes – mais il n’est pas certain qu’ils puissent le battre. Je pense qu’ils ont une chance mais comme vous vous pouvez le voir, être champion du monde, c’est plus qu’être le premier parmi ses pairs. Il n’y a que 16 champions du monde d’échecs, et il faut en faire partie. Nous avons le plus long historique enregistré pour le titre officiel, qui remonte à 1886, et il n’y a que 16 champions du monde. Ce titre signifie donc plus que juste gagner un match ou un tournoi. Il s’agit d’apporter quelque chose de neuf au jeu.
Vous pouvez regarder chacun de ces champions du monde – et j’ai écrit au sujet de mes grands prédécesseurs…
J.A. : Une excellente série de livres, au passage.
G.K. : Il y a eu 12 champions du monde avant moi. J’écris sur mon match contre Karpov. Je n’ai rien écrit sur mes successeurs comme Vladimir Kramnik, Vishy Anand et Magnus Carlsen, mais chacun de ces 16 joueurs a apporté quelque chose d’unique. Il s’agit d’élargir les horizons, d’enrichir le jeu mais aussi de jouer selon les demandes culturelles, scientifiques et sociales du moment. En observant le style de jeu des champions du monde, vous pouvez trouver des similitudes avec les traits dominants de la vie de l’époque.
J.A. : C’est une transition parfaite pour parler dans quelques instants de votre match contre Deep Blue. Mais auparavant, lorsque vous êtes devenu champion du monde pour la première fois, toute l’histoire tenait au fait que le style de Karpov était très lent et positionnel. Il accumulait de petits avantages, mais on aurait pu le comparer à l’Union soviétique octogénaire – et vous vous battiez contre lui.
G.K. : Non, séparons les préférences et affiliations politiques du style échiquéen. Magnus Carlsen est un joueur d’échecs bien plus proche de Karpov, si l’on regarde son style. C’est pour ça que notre coopération a été si profitable pour Magnus – j’ai passé plus d’une année avec lui alors qu’il était sur le point de franchir l’étape ultime. Il était quatrième, cinquième, tout proche d’être premier. Ce qui l’a aidé – et c’est pourquoi cette coopération a été si productive –, c’est qu’il a pu apprendre d’un joueur qui avait une vision totalement différente du jeu. Un angle différent. Il pouvait déjà apprendre beaucoup de Karpov, dont la façon de penser pouvait être similaire à la sienne, mais aussi de Garry Kasparov qui regardait les positions différemment et en tirait des idées différentes.
J.A. : Quelle sorte d’idées, en deux mots ?
G.K. : En deux mots, dans la plupart des positions au jeu d’échecs, vous devez prendre votre décision en vous basant sur vos préférences personnelles. Vous êtes contraint à la victoire ou au score nul et vous devez prendre une décision qui pourrait changer la nature des positions. Ainsi, si vous observez le jeu par les yeux de Karpov, vous pourriez vous dire : « D’accord, peut-être que je devrais opter pour peu de risques et un avantage minuscule, je pourrais améliorer mes pièces, et puis 10 coups plus tard, alors qu’on est en milieu ou fin de partie, cela pourrait m’apporter un avantage considérable. »
Maintenant si vous adoptez mon point de vue, vous vous diriez « peut-être que je devrais prendre un gros risque, y aller à la machette et attaquer immédiatement » – au passage, ça ne signifie pas que des joueurs comme Karpov n’attaqueront pas, ou que je ne chercherai pas à accumuler de petits avantages, mais dans les cas où l’on n’a pas de préférence claire, on s’en tient à son instinct naturel. Parce qu’on essaie toujours de créer des positions – et c’est là ce qui nous ramène aux matchs contre des ordinateurs. C’est ainsi qu’on joue, toujours, si vous avez deux champions qui s’affrontent, le gagnant sera le joueur qui réussit à contraindre son opposant à jouer le jeu que lui préfère. C’est pour ça que j’ai perdu contre Vladimir en 2000. J’étais aussi bon que Kramnik durant les années après ma défaite, il n’a plus jamais gagné un seul jeu.
J.A. : Vous êtes resté numéro un mondial ?
G.K. : Oui. Je suis resté numéro un au classement mais lors du match j’ai poussé trop fort pour réfuter certaines des idées apportées par Kramnik. Kramnik était plus flexible ; j’étais plus préparé que lui sur 90% du territoire mais il a trouvé sa petite île de 10% et moi – vous pourriez peut-être dire que c’était stupide, c’est probablement arrogant – je voulais démontrer que je pouvais le battre sur ce minuscule morceau de territoire, au lieu de l’attirer en terrain inconnu.
J.A. : En quoi est-ce lié à votre match contre Deep Blue ? Parce que c’était vraiment un match où Deep Blue, rien qu’avec son logiciel, pouvait battre la meilleure version de votre jeu, le côté tactique, le côté combat. Étiez-vous nerveux à l’idée de vous retrouver dans une partie extrêmement tactique, même si c’était votre style ?
G.K. : Absolument.
J.A. : Cela vous a forcé à adopter un style différent.
G.K. : C’est une observation très importante. J’étais désavantagé parce que mon style de prédilection n’était pas le bon pour jouer contre un ordinateur. Contre un ordinateur, il faut jouer son jeu à lui – c’est-à-dire qu’il faut être défensif, attendre que la machine attaque pour créer des brèches puis contre-attaquer. Ce n’est pas ainsi que j’ai joué mes meilleures parties. Mais avant que nous en revenions au match, je voudrais souligner que le livre que j’ai écrit ne parle pas de cela. C’est juste une accroche. L’éditeur aimait visiblement l’idée que le livre soit publié pour le 20ème anniversaire du jour où le deuxième match s’est ouvert à New York en 1997. Le 2 mai. Mais je voulais aussi que le livre démantèle la mythologie autour de l’homme et de la machine, de l’intelligence artificielle.
Tout ce qu’on entend de nos jours, ce sont des visions utopiques, « oh, fantastique, ça va être génial ». Mais les points de vue dystopiques se multiplient, provenant de grands esprits comme Stephen Hawking ou de grands inventeurs et entrepreneurs comme Elon Musk.
J.A. : C’est presque dérangeant, ce qu’ils disent. Mais allez-y, continuez.
G.K. : Exactement. Cela parle aux gens – nous sommes une génération qui a grandi avec Terminator. La génération suivante a grandi avec Matrix. Tout cela raconte les horreurs de l’intelligence artificielle qui nous vole tout, qui nous dérobe le monde. Dans le livre, j’essaie aussi d’expliquer ces raisonnements dans un langage très simple parce que certains excellents ouvrages comme Superintelligence, de Bostrom, sont très sophistiqués et donc très durs à lire.
J’essaie donc de trouver une histoire qui a une composante personnelle, et qui est aussi formulée de manière à aider les gens à comprendre que ce n’est pas une chose rare. Toute l’histoire de la race humaine peut se résumer à un distributeur automatique qui vient nous voler nos emplois. Pendant des millénaires, des siècles et ces dernières décennies, nous avons vendu des machines qui devenaient de plus en plus intelligentes et prenaient tous les emplois des travailleurs en col bleu.
Aujourd’hui, ce sont les emplois des cols blancs qui sont menacés, ceux des gens qui ont des comptes Twitter. Du coup, maintenant, on commence à dire « oh là là, ils vont détruire le monde ». Non, c’est juste comme ça que le progrès fonctionne. Les machines deviennent plus intelligentes grâce à notre créativité, ce qui nous rend à notre tour plus créatifs car nous devons trouver quelque chose de nouveau. C’est donc un nouveau cycle – mais parce que, désormais, les machines atteignent l’intelligence et les compétences du cerveau humain, on se dit que les règles du jeu sont bouleversées. Pas du tout, c’est juste une spirale. Et à chaque fois, on se retrouve à un niveau plus élevé de la spirale.