L’intelligence artificielle. Objet de tous les fantasmes, alimentés depuis des décennies par les romans d’anticipation et les films de science-fiction.
En 1968, Stanley Kubrick fut l’un des premiers cinéastes à représenter un monde où collaborent l’homme et la machine, jusqu’à la confrontation. Dans 2001, l’Odyssée de l’espace, HAL 9000, un ordinateur doté d’une intelligence artificielle et de la parole, manipule les membres de l’équipage grâce à sa compréhension des sentiments humains.
Le grand public s’interrogeait pour la première fois sur les potentielles dérives de cette technologie novatrice – même si son application concrète semblait encore bien illusoire.
Trente ans plus tard, les audaces du maître Kubrick paraissaient déjà plus vraisemblables lorsque les frères Wachowski prirent le contrôle du box-office avec leur nouveau film, Matrix.
Dans cette saga qui marqua toute une génération, les réalisateurs imaginent une humanité réduite à l’esclavage par les machines qui l’utilisent comme source d’énergie. À l’aube du troisième millénaire, le premier Matrix allait influencer tout un pan de la création cinématographique, qui continue depuis lors d’agiter le spectre d’une guerre contre les machines.
Cette idée d’une intelligence artificielle qui échapperait au contrôle des hommes s’est ainsi confortablement installée dans la culture populaire. Et les mises en garde de certaines figures de l’industrie entretiennent cette méfiance.
Elon Musk, l’épouvantail
L’entrepreneur canadien, fort de son aura de génie visionnaire, s’est fendu de plusieurs déclarations particulièrement alarmantes sur les dangers d’une technologie non maîtrisée. Parmi elles :
« L’IA n’a pas besoin d’être maléfique pour détruire l’humanité – si l’IA a un but et que l’humanité se trouve sur son chemin, alors elle détruira l’humanité naturellement sans même y penser, sans aucune rancune. »
Des interventions médiatiques soigneusement distillées à intervalles réguliers, qui arrangent évidemment ses affaires – ce qui n’empêche pas une certaine sincérité.
« Je travaille sur des formes très avancées d’intelligence artificielle, et je pense qu’on devrait tous s’inquiéter de ses progrès. »
Le PDG de SpaceX développe effectivement deux projets d’envergure autour de ces technologies, qui ont en commun l’objectif de préserver la supériorité de l’homme sur la machine.
Neuralink vise à créer une interface cerveau-ordinateur afin de renforcer les capacités cognitives de l’Homme et de le hisser au niveau d’une IA pour être en mesure de rivaliser avec elle ; OpenAI est une association à but non-lucratif « ouverte », spécialisée dans la recherche en intelligence artificielle, qui devrait tout de même être dotée d’un budget d’un milliard de dollars.
Elon Musk, en homme d’affaires avisé, ne fait donc rien de moins que d’exposer les potentiels problèmes qu’il se propose d’ores et déjà de régler.
Effrayer pour mieux régner, en somme ? Sur le terrain fertile de la maîtrise de l’IA, il agit en tous cas tel un épouvantail.
La guerre de l’emploi
S’il est une guerre qui fait rage, c’est celle de l’emploi. Et la concurrence attendue de l’IA suscite des inquiétudes beaucoup plus perceptibles. Les machines vont-elles nous mettre au chômage ? Le sujet divise alors que certains observateurs parlent déjà de « Quatrième révolution industrielle ».
Une étude menée au Royaume-Uni par PwC et publiée le 17 juillet dernier malmène les discours les plus pessimistes : certes, 7 millions d’emplois britanniques devraient avoir disparu dans 20 ans mais, en contrepartie, l’IA et le développement des robots devraient en générer 7,2 millions sur la même période.
En décembre 2017, dans les Dossiers, James Altucher proposait une analogie avec le conflit qui opposa, dans l’Angleterre des années 1811-1812, des artisans aux employeurs et manufacturiers qui favorisaient l’emploi de machines (les métiers à tisser notamment) dans le travail de la laine et du coton.
Ned Ludd était l’un de ces artisans. Furieux contre cette concurrence déloyale, il décida de brûler ces machines. Depuis, on parle de « luddite » pour désigner une personne technophobe.
James expliquait :
« Les artisans ont-ils perdu leur travail ? Peut-être. Sûrement certains d’entre eux. Mais tout une industrie de la mode a été créée. La demande pour de belles robes, désormais moins chères et donc accessibles à un plus grand nombre, est montée en flèche. (…) D’immenses magasins ont vu le jour, ce qui a créé plus d’emplois. Des secteurs tout entiers sont apparus, simplement grâce à l’invention du métier à tisser. En réalité, on pourrait même dire que la révolution industrielle tout entière a été impulsée par cette automatisation, même si cela a conduit de nombreux artisans à s’orienter vers de nouvelles opportunités. »
L’impératif de reconversion
La dernière phrase de James est la plus difficile à accepter. Mais il y a toujours des métiers sacrifiés sur l’autel du Progrès.
C’est le secteur des transports qui devrait subir les pertes les plus fortes avec l’automatisation des voitures et des modes de livraison. PwC table sur 40 % d’emplois détruits d’ici 2037. Quant au secteur manufacturier, il devrait voir 25 % de ses emplois supprimés, soit près de 700 000.
Enfin, la simplification des tâches dans l’administration publique devrait contribuer à une diminution de 20 % des effectifs d’ici 20 ans.
Voilà le vrai défi : faciliter la reconversion de ces corps de métier et lutter contre le renforcement des inégalités sociales. Car l’intelligence artificielle, si elle crée des opportunités pour les profils les plus technophiles, favorise également le développement d’un statut généraliste, voire d’une précarité soudaine pour ceux qui se situent du mauvais côté de la fracture numérique.
Les politiques mises en œuvre par les gouvernements seront ainsi déterminantes dans ce processus de robotisation, préviennent les experts de PwC.
Laurent Alexandre, chirurgien et spécialiste des nouvelles technologies, indique également que les progrès de l’intelligence artificielle risquent de creuser les inégalités sociales si le système éducatif n’évolue pas.
Il va falloir miser sur « les humanités, l’esprit critique, tout ce qui est multidisciplinaire ». « L’IA ne sait pas faire du transfer learning [utiliser un savoir pour faire autre chose], analyser transversalement un sujet. En réalité, il faudrait donner aux gamins des savoir-faire transversaux, de la multidisciplinarité, des objets à lire. Leur apprendre à travailler en groupe. »
Vaste programme.
L’emploi pourrait faire de l’intelligence artificielle son meilleur allié
Mais ces épreuves auxquelles la société sera confrontée ne doivent pas éclipser les perspectives exceptionnelles offertes par une telle révolution technologique.
Puisque les références cinématographiques sont à l’honneur dans cet article, souvenez-vous du chef d’œuvre de Charlie Chaplin, Les Temps modernes. De Charlot serpentant à travers les rouages d’une énorme machine, de la folie qui s’empare de lui, harassé par les mouvements répétitifs que lui impose son travail à la chaîne.
Illustration limpide et intemporelle de l’aliénation au travail, de l’ingratitude de certaines tâches. Qui pourraient désormais être dévolues aux machines.
Jean-Gabriel Ganascia, spécialiste en IA et président du comité d’éthique du CNRS, confirme : « Les machines vont être capables d’exercer des tâches qui sont pénibles, qui détruisaient l’homme, des tâches physiquement éprouvantes et dégradantes. »
Ce sont des secteurs entiers de l’industrie qui vont bénéficier de ces avancées technologiques : dans le domaine de la santé, PwC précise que l’augmentation d’emplois à long terme pourrait atteindre 22 %. Ce pourrait être 16 % dans le domaine des services techniques et scientifiques, 6 % dans celui de l’éducation.
Et de nombreux métiers pourraient être bouleversés : ceux de la publicité, de la communication ou du journalisme pourraient voir certaines de leurs missions les plus chronophages confiées aux machines. Ce qui libèrerait du temps pour des tâches plus stratégiques ou plus créatives.
On pourrait encore évoquer l’impact positif d’une intelligence artificielle qui assisterait les médecins, les chirurgiens ou les avocats…
La question divise, la valeur se multiplie
Peut-être en avez-vous peur. Peut-être pas. Après tout, Elon Musk pourrait avoir raison et ainsi se révéler en sauveur de l’Humanité…
Dans nos publications, nous aimons réfléchir avec vous au monde de demain, aux défis qui nous attendent, aux tendances qui émergent. Puis nous adoptons le strict point de vue de l’investisseur.
Investir sur l’intelligence artificielle est-il une bonne idée ? Oui. Dans tous les cas. Que l’épouvantail d’Elon Musk parvienne à lui laisser le champ libre ou qu’il ne fasse plus peur à personne.
Selon le cabinet d’études Gartner, en 2022, cette industrie générera près de 3 000 milliards de dollars.
Et si la concurrence des machines venait à vous imposer une période de reconversion, vous pourriez toujours vous dire que votre argent investi dans l’IA, lui, continue de bien travailler.