Il ne restait plus que 24 heures avant que mon site, Stockpickr.com, ne cesse son activité ; je pensais que j’allais devoir me suicider. J’avais souscrit mon assurance-vie depuis plus de deux ans ; si je mourrais, mes enfants toucheraient les 4 millions de dollars de la police d’assurance. On était en 2007, c’était le Martin Luther King Day [NDR : jour férié aux États-Unis célébrant la naissance de Martin Luther King Jr., fêté le 3e lundi du mois de janvier]. Il avait fait un rêve.
Mon site était anti-informations. À l’attention de tous les sites d’information mainstream… Vous pouvez bien vous débarrasser de moi si vous voulez, mais vous savez que vous effrayez et paniquez les gens volontairement, afin qu’ils se réveillent avec des crampes à l’estomac à 4 heures du matin. Tout cela seulement pour que vous puissiez gagner 1,25 $ de plus grâce à la prochaine une cauchemardesque. Puis vous les laissez se débrouiller pour passer au mouvement de panique suivant.
J’avais donc créé un site financier qui évoquait tout sauf les informations. C’était le seul site du genre. On venait d’en parler sur TheStreet.com et Jim Cramer le mentionnait tous les jours à la télévision. Mais je savais une chose : une fois le Martin Luther King Day passé, j’aurais été ruiné.
Selon l’adage, on a ce pour quoi l’on paie. J’avais traversé la planète pour recruter des Indiens qui devaient programmer mon site. Et à chaque fois que Jim Cramer parlait du site Internet à la télé, le site plantait. Le trafic était surchargé et le site ne pouvait pas le supporter. Ce n’était pas sorcier. Je suis programmeur informatique. J’aurais dû régler le problème moi-même.
Mais j’ai engagé des jaïnistes [NDR : adeptes du jaïnisme, religion présente majoritairement en Inde] à Bangalore pour le faire à ma place. Certains jours, ils ne travaillaient pas car il y avait des fêtes religieuses. À d’autres moments, ils faisaient face à des coupures de courant, donc personne n’allait au travail. Finalement, un samedi à 3 heures du matin, je les ai contactés.
« S’il vous plaît. Par pitié, dis-je à Arvind, vous devez régler ce problème d’ici lundi parce que mardi, Cramer va mentionner à nouveau le site et s’il ne fonctionne pas, nous fermerons boutique. On ne peut pas laisser un site dans cet état plus longtemps, les gens n’auront plus confiance.
— On va tout régler, ont-ils répondu, ne vous inquiétez pas. »
Et j’ai attendu. J’ai cliqué sur « actualiser la page » toute la matinée du dimanche. C’était lent. Je savais que rien n’était réparé.
« Ne vous inquiétez pas, James. Vous êtes beaucoup trop inquiet, a déclaré Arvind, nous allons réparer. »
[Lire aussi : Ce que j’ai appris de Jim Cramer sur l’investissement]
J’ai contacté une dizaine d’amis et on a tous cliqué sur le site en même temps, mais le site ne fonctionnait toujours pas. Les Indiens disaient qu’ils testaient le matériel, que ça plantait mais qu’ils savaient d’où venait le problème. « On est en train de le régler. »
Le lundi matin, je me suis réveillé. Arvind m’avait envoyé une lettre. De Bangalore. Je me suis rendu une fois à Bangalore. À trois heures du matin, j’avais fait le trajet Bangalore-Mysore en voiture. Je me demandais à quel moment on allait prendre l’autoroute. Toutes les routes qu’on empruntait ressemblaient à des ruelles. Des hommes et des femmes marchaient le long de la route, en pleine nuit. Des hommes pissaient sur le bord de la route. Et des hommes traînaient autour de petites charrettes en buvant n’importe quoi. Le chauffeur de taxi avait dû s’arrêter, il avait disparu pendant un moment et j’étais resté à l’extérieur en pensant que j’aurais pu disparaître et personne ne l’aurait su, personne ne m’aurait trouvé.
Mais ça, c’était des années plus tard.
Lundi matin, 2007, Martin Luther King Day, la lettre envoyée par Arvind : « Je suis désolé, James. Mais nous devons laisser tomber. Il est tard ici et on n’a pas pu trouver le problème. Je suis vraiment désolé mais on ne sait absolument pas d’où vient le problème. »
Et j’avais environ 24 heures avant d’être ruiné à coup sûr. Lorsque vous dirigez une entreprise, chaque détail compte. Vos clients ne vous pardonnent rien. Vos concurrents vous rient au nez. Vos bienfaiteurs nient vous connaître. Vos programmeurs passent au projet suivant et retirent votre nom de leur liste de clients.
Vos amis vous disent : « Eh bien, peut-être que ta prochaine affaire marchera mieux. » Vos enfants veulent jouer sans savoir que leur vie aussi est en jeu. Mais ils s’en fichent parce qu’en fin de compte, ils grandissent et laissent leurs parents derrière eux, se lancent dans de nouvelles vies passionnantes disant : « J’avais un père autrefois. »
(Dieu merci, il y avait un jour férié dédié à Martin Luther King, sinon j’aurais fait faillite)
Alors, à 7 h du matin, j’ai passé cet appel. J’ai appelé Chet. Super Chet. Cela faisait au moins huit ans que je ne lui avais pas parlé. Son numéro de téléphone indiquait qu’il se trouvait à Boston, alors je l’ai appelé. C’est le meilleur programmeur de la planète. Il est né en Inde mais a grandi au Texas.
Je vais vous donner un exemple de ce qu’il sait faire. Quand IBM a diffusé les Jeux olympiques en direct en 1996 sur Internet, ses serveurs n’arrêtaient pas de planter. Qui ont-ils appelé ? Pas leur département informatique qui comptait 10 000 personnes. Ils ont appelé Chet, dans son appartement de l’Upper West Side. Il a pris son petit ordinateur et a créé une sorte de protocole réseau entre son ordinateur et 20 autres unités centrales IBM à travers le monde. Les Jeux olympiques ont été sauvés. IBM a été sauvé.
Chet vivait où il voulait. Il travaillait sur tout ce qu’il voulait. IBM ne voulait pas qu’il parte, alors ils ont accepté tout ce qu’il demandait. Il a joué les pompiers pour eux.
Nous avions travaillé ensemble en 1988. (Mais c’est une autre histoire.) En 1996, il travaillait dans ma première entreprise et s’occupait de toute la programmation supplémentaire dont nous avions besoin en fin de semaine. Gratuitement. Il le faisait juste car il aimait ça. C’était son loisir du week-end.
Une fois, en 1996, il m’a appelé alors que je faisais un tour en ville. « James ! Pourquoi est-ce que tu as codé comme ça ? On dirait des spaghettis. Il y a 10 pages de code alors que quelques lignes auraient suffi.
— Chet, ai-je demandé. Est-ce que le client est à côté de toi ?
— Oui, a-t-il répondu.
— ALORS FERME-LA !
— Ah, a-t-il dit, j’ai compris. » Et il a raccroché.
Martin Luther King Day, 2007, 6 heures du matin. J’appelle Chet pour la première fois depuis 1999. « Chet, c’est James.
— James ?
— Je n’ai pas le temps de te parler de tout ce qui s’est passé depuis le temps. J’espère que tout va bien, mais j’ai désespérément besoin de ton aide. »
Je lui expliqué le problème en trois minutes. Je crois que je pleurais.
« Ok, ok ok », a-t-il répondu et il m’a posé quelques questions techniques car il voulait savoir comment le site avait été bâti. Je lui ai répondu du mieux que je pouvais. « Ok, a-t-il dit, voilà le problème : je dois prendre l’avion pour Paris vers 16 h, je serai obligé de m’arrêter à 14 h. Je donne une conférence et je ne peux pas la rater. Mais donne-moi le numéro de téléphone des Indiens et donne-moi accès à tous les serveurs. » Je lui ai donné tous les mots de passe.
(À part à l’aéroport, je ne veux plus jamais aller à Bangalore)
« Je ne peux pas faire ça de chez moi. Je vais m’en occuper au bureau. Je t’appelle dans vingt minutes.
— S’IL TE PLAÎT, RÉPARE ÇA ! » ai-je crié. Je ne suis pas sympa lorsque je panique.
« Ok, James. Calme-toi, dit-il, donne-moi vingt minutes pour m’habiller et aller au bureau. » Il était 6 heures du matin et il devait prendre l’avion pour Paris dans la journée.
À midi ce jour-là, il avait parlé aux Indiens, il avait réécrit la moitié du code, il leur avait donné des instructions détaillées sur ce qu’ils avaient mal fait, il m’avait conseillé sur la façon de rester calme dans des moments comme celui-ci et sur ce que je devrais chercher à faire à long terme pour que le site ne plante plus. Il avait réussi, et pourtant le site était écrit dans un langage de programmation qu’il n’avait jamais utilisé auparavant. Il avait appris le langage tout en se rendant à son bureau.
Ce jour-là, à midi, le site fonctionnait parfaitement. Et il n’a plus jamais planté.
À 16 heures, il avait pris son avion pour Paris. Quand il a atterri, je l’ai appelé.
« Chet, je ne te remercierai jamais assez. Laisse-moi te donner une part de la société. Tu le mérites.
— Pas question, James, a-t-il répondu ; tu te souviens en 1995 quand on était sur le quai du métro de la 42e rue, sous Times Square ?
— Non, ai-je dit.
— Je n’arrêtais pas de parler d’objets distribués et tu m’as dit : ‘Chet ! Arrête avec ça. C’est chiant. Tu devrais travailler sur Internet et rien d’autre. C’est ce qui te permettra de faire carrière.’
— Je ne me souviens pas, ai-je dit.
— Eh bien, cette conversation a changé ma vie. J’ai tout lâché pour Internet. Tu avais raison ! Et ma vie n’a plus jamais été la même. »
Je ne savais pas quoi dire. Peut-être que je m’en suis vaguement souvenu. Il a continué :
« Dis-toi que je t’ai rendu la pareille. »