La nuit où Bernie Madoff a été arrêté pour avoir mis en place un système de Ponzi à 60 milliards de dollars, j’ai reçu un appel de mon ami Eddie (ce n’est pas son vrai nom). Il avait travaillé pendant de nombreuses années pour Madoff.
Je ne saurais dire s’il pleurait mais il était très inquiet. « Je n’arrive pas à y croire, me répétait-il. Bernie était comme un père pour moi. Mark Madoff était comme mon frère. »
Nous avons discuté à plusieurs reprises durant toute la nuit, à mesure que nous parvenaient les informations. Il finit par accepter le nouveau monde dans lequel il vivait.
J’ai appelé Eddie hier pour lui dire que je voulais écrire un article sur lui parce que je pensais qu’il était sans doute le meilleur trader que j’aie jamais connu.
J’ai rencontré et travaillé avec plus d’un millier de traders. J’ai fait du trading pour des hedge funds. J’ai géré un fonds de hedge funds. J’ai écrit cinq livres sur le trading.
Il a ri. Pour deux raisons :
- il n’a jamais pensé être un bon trader ;
- il avait peur que son nom soit utilisé. « Je ne veux pas que mon nom soit affiché. Je ne peux pas être associé à Madoff à ce stade. »
Eddie a vécu tout près de chez moi pendant des années. Nous nous sommes rencontrés en 2004 ou 2003.
Il a toujours voulu travailler avec moi parce qu’il avait lu mes articles et mes livres sur le trading. J’ai toujours refusé. Je ne lui ai jamais dit la véritable raison pour laquelle je ne voulais pas travailler avec lui.
La véritable raison est que j’aurais fait chuter ses résultats. J’étais loin d’être aussi bon que lui.
Chaque jour, il venait discuter de son travail avec moi. Il sonnait à ma porte et nous discutions une petite heure à propos de ses opérations. Parfois, je l’évitais pendant plusieurs semaines d’affilée. Parce que je suis un idiot. Parce que je ne sais pas vraiment comment parler aux gens.
Lorsque ma fille, Josie, le voyait dans la rue, elle me disait : « Hé, voilà ton ami, allons lui dire bonjour. » Je lui répondais : « Josie, tais-toi donc et continue de marcher comme si on ne l’avait pas vu. »
Mais les enfants de six ans ne comprennent pas. « Pourquoi Papa, pourquoi ? » Je ne lui répondais pas, laissant un trou aussi large qu’un volcan dans son cerveau sur la façon dont interagissent les êtres humains.
Elle finirait bien par comprendre ce qu’est l’embarras. Et ce ne serait pas une jolie leçon.
Eddie a fait du prop trading (trading pour compte propre) pour Bernie Madoff – il ne s’agit pas du hedge fund qui fut plus tard présenté comme un complet système de Ponzi.
Un jour, nous nous promenions en ville ensemble. Il me dit : « James, que vais-je faire ? Je veux passer côté hedge fund mais Bernie ne le voudra pas. Il m’a dit : ‘Tu n’es pas prêt pour le côté hedge fund’ et je ne comprends pas pourquoi. J’ai eu de bons résultats côté prop trading. Sur les 36 derniers mois, j’en ai enregistré 35 de hausse. Je lui ai rapporté beaucoup d’argent. Pourquoi Bernie ne me laisse-t-il pas faire ce que je veux ? »
Comme je suis tout le temps en train de réfléchir, il me vint alors une idée brillante. Une idée qui non seulement résoudrait le problème d’Eddie mais qui aussi me rapporterait énormément d’argent. C’est ma manière de réfléchir. « Pourquoi ne demandes-tu pas à Bernie si tu peux mettre en oeuvre un fonds nourricier côté hedge fund ? Je peux t’aider à trouver les fonds pour cela. Avec les résultats de Bernie, je peux lever plus de 100 millions de dollars sans problème. »
Quel imbécile je suis. Dieu merci Eddie s’est contenté de rire et de me répondre : « Je ne sais pas, James. Moi je veux juste faire du trading. » S’il ne m’avait pas répondu ainsi, nous serions peut-être aujourd’hui soit en prison soit morts.
(Cet homme a géré un fonds nourricier au sein du fonds de Madoff. Il s’est suicidé. La fortune de sa famille remontait au XVIIe siècle…)
Par conséquent, sur le conseil de Bernie, Eddie quitta l’entreprise Madoff et partit travailler pour d’autres hedge funds où il continua d’accumuler années rentables sur années rentables. C’était bien la preuve que, peu importe qu’il soit chez Madoff ou chez lui, ou n’importe où d’ailleurs, il s’y connaissait en trading.
Au fil des ans, je l’ai vu trader tout et n’importe quoi, des actions aux crédits carbone, des futures d’électricité aux futures d’huile de foie de morue.
Il a épousé une femme magnifique. Il a de beaux enfants. Il vit dans une ferme avec, de tous côtés que l’on regarde, une vue à couper le souffle. Il collectionne les voitures de course cabossées et les retape. Il a échappé à la misère.
Rapidement, quelques histoires…
Un jour, Eddie me fit rencontrer Madoff. J’ai déjà écrit à ce sujet et pourquoi je ne fus pas embauché.
Mais Mark Madoff (paix à son âme) m’avait confié une chose : « Regarde tous ces traders, m’avait-il dit, en désignant derrière les vitres de son bureau tous les prop traders qui travaillaient. La plupart d’entre eux sont inutiles. Les ordinateurs sont meilleurs qu’eux. »
Selon moi, Mark Madoff était honnête et ne savait pas ce qui se passait. Peut-être était-il également stupide et a-t-il fermé les yeux, ce qui peut le rendre tout aussi hors-la-loi. Mais il semblait n’avoir pour intérêt que de développer le côté prop trading, qui je le sais d’après Eddie, était totalement légal.
(Mark avait tout pour lui. Après l’affaire, il s’est suicidé.)
Autre histoire. La nuit où Madoff a été arrêté, Eddie m’a dit : « La vache ! Si j’étais resté là-bas, j’aurais sans doute perdu un million de dollars de bonus. Je n’arrive même pas à imaginer ce que vont faire tous ces types. »
Quelques semaines plus tard, j’ai rencontré par hasard « Meade » (le prénom a été changé). Il avait gagné puis perdu un bonus de plus d’un million de dollars lorsque le système de Ponzi avait été révélé. Je pense qu’il y a un procès toujours en cours parce qu’il a un jour croisé Andrew Madoff dans la rue et lui a cassé la gueule. Il y a eu beaucoup de souffrance. Eddie a eu de la chance. Mais il y a toujours une raison pour laquelle certains ont de la chance.
Un autre jour, je rencontrais « Howard J ». Il me dit : « Jimmy, que vont faire ces gens ? Ils ont 80 ans. Ils jouent au golf tous les jours. Ils pensaient avoir 3 millions de dollars avec Bernie. À présent, ils n’ont plus rien. La seule option qu’il leur reste, c’est de se suicider. Tu vas voir, il va y avoir une série de suicides dans les prochains mois. »
J’ai suivi les trades d’Eddie quasiment tous les jours pendant des années. Je peux vous dire ce qui, selon moi, fait de lui un grand trader.
A) Il est sans doute le trader le plus humble que je connaisse
Il ne pense jamais qu’il est un bon trader. Il a emménagé dans la plus petite maison au monde, à 1 000 km de la ville, parce qu’il pense être un jour viré pour avoir fait une opération catastrophique.
Il pense toujours de cette manière. L’humilité n’est pas quelque chose qui s’apprend. Un exemple ? Le pire trader que je connaisse est toujours convaincu d’avoir raison. Il m’appelle et me dit : « Pourquoi le marché fait ça ? Les gens ne voient pas qu’il est manipulé par le gouvernement et par les gros fonds ? »
Mon ami, le trader fou, n’admet jamais qu’il a tort. Et tous les jours, il perd de l’argent. Si vous êtes le capitaine Achab, cette histoire ne peut se terminer que d’une seule manière : Moby Dick vous tue. Tous les bons traders que je connais sont infiniment humbles.
B) La technique d’Eddie : je l’appelle « l’arbitrage de l’information »
Je m’en vais vous l’expliquer via un exemple.
Admettons que des données à propos des réserves de pétrole vont être publiées à 10 h. Eddie choisit alors un panier de valeurs pétrolières relativement peu volatiles. Il a déjà une petite idée des données qui vont sortir et comment les actions réagiront. Il fait alors son pari.
Si les données sont différentes de ce à quoi il s’attend, il sort immédiatement. Si les données ressemblent à ce qu’il attend mais que les actions réagissent différemment de ce qu’il pense, il sort cinq secondes plus tard.
En matière de marchés, il n’a aucune religion. S’ils n’évoluent pas de la manière qu’il veut, il ne parle pas de théories du complot. Il sort. Il ne perd pas d’argent. C’est là sa seule religion.
« Le marché est trop dur, me dit-il. Si quelque chose se passe différemment de ce à quoi je m’attends, alors je sors. » J’aurais presque écrit qu’il a dit : « Je me casse. » Mais Eddie ne parle pas comme ça. Si les actions réagissent comme il le souhaite, il reste sur la position environ deux minutes tout au plus, parce qu’il sait qu’elles finiront par changer de direction lorsque les traders auront fait leur plein.
C) La technique d’Eddie, partie II
Il entre toujours dans des actions avec une faible volatilité.
Il ne voulait pas prendre le risque d’aller aux toilettes puis de revenir à son ordinateur pour voir qu’une action avait évolué de 10% contre lui.
Il se sent à l’aise avec une action comme HPQ. Il a appris comment elle fonctionne. Il surveille comment les spécialistes au niveau du parterre de la Bourse de NY misent sur l’action. Il a appris à connaître quels en étaient les acteurs majeurs.
Si quelqu’un vend 3 000 000 actions, il surveille et attend que la vente soit terminée. Alors il commence à acheter. Si le vendeur recommence, il sort.
Autrement, il surfe sur l’action pendant quelques minutes avant de sortir. Il a environ cinq actions de ce type et selon lui il faut quelques mois pour apprendre vraiment le comportement de certaines actions.
D) La technique d’Eddie, partie III
Il étudie ses propres statistiques, chaque nuit.
Par exemple, un jour, il remarqua que pendant plusieurs mois, il avait grosso modo obtenu un résultat tout juste équilibré sur l’action Ford. Ford était l’une des actions qu’il avait passé des mois à étudier pour s’habituer à son comportement.
Il pensait que Ford allait lui faire gagner beaucoup d’argent. Mais lorsqu’il vit qu’au fil du temps il était juste à l’équilibre avec cette valeur sur une période de plusieurs mois, il laissa tomber. « Je ne la comprenais pas comme je croyais la comprendre », expliqua-t-il.
E) La technique d’Eddie, partie IV
Il choisit un panier d’actions, par exemple toutes les actions de gaz naturel. Il les trade toutes ensemble. Si l’une d’entre elles dévie de sa route, c’est-à-dire se démarque des autres, il cherche à savoir s’il y a de gros vendeurs ou une info importante.
S’il n’y a pas d’info capitale, il passe à l’achat sur l’action. S’il perd de l’argent au bout de quelques secondes, il en sort. Autrement, il attend qu’elle s’échange comme le reste du groupe.
Savez-vous comment Eddie rencontra Madoff ? Il était à la gare Grand Central lorsqu’il trouva un portefeuille avec 1 000 dollars à l’intérieur – pour lui, peu importe s’il contenait un million de dollars. Il appela le numéro sur la carte de visite qui se trouvait dans le portefeuille et le renvoya.
Le propriétaire du portefeuille était un trader qui travaillait juste à côté de Mark Madoff. Ils engagèrent Eddie sur-le-champ.
Ceci n’est pas une histoire sur Madoff, ni sur le suicide, ni sur le trading. Ce n’est même pas une histoire sur Eddie. Eddie voulait lire l’article avant que je ne le publie mais j’ai refusé. C’est une histoire sur la manière dont une personne humble et bonne obtient des récompenses. La récompense, c’est la vie.