Je me réveillai en sueur, je le sentais sur toutes les parties de mon corps ; pour l’une des premières fois de ma vie, j’étais amoureux et je ne savais pas si cet amour était partagé. Il était environ 2 heures du matin. Ce sentiment me hantait. C’était une sensation étourdissante. J’avais l’impression d’être lycéen, d’avoir passé deux heures à parler à cette fille mystérieuse qui avait ensuite quitté la fête. Ou c’était comme si je venais juste de m’élancer du plongeoir et que je volais dans les airs en attendant d’être caressé par la surface de l’eau.
Je me suis levé et je l’ai cherchée sur Google.
C’était facile. Elle s’appelait « Google ».
On était au début de l’année 2007, j’avais passé l’après-midi dans les bureaux de Google, dans la 18e rue, car je voulais qu’ils achètent mon entreprise. Ils possédaient un quartier entier, mais cela paraissait bien plus grand. C’était comme dans la quatrième dimension, toutes les personnes intelligentes du monde étaient rassemblées et on leur donnait tous les jouets qu’elles avaient toujours espéré étant enfants. Et tout le monde était heureux de me voir.
J’avais dû signer un contrat de non-divulgation stipulant que je n’écrirais jamais à propos de tout ce que j’avais vu dans l’immeuble, que je n’en parlerais jamais, que je m’efforcerais de ne pas y penser et de ne pas en tomber amoureux.
J’ai enfreint toutes les règles.
Il y avait des tables de ping-pong, de la nourriture partout. Chaque box était équipé de deux écrans. Dans les salles de conférence, la moitié des personnes semblaient réelles et l’autre moitié semblait assister aux réunions sous la forme d’hologrammes. On aurait dit que des enfants sans âge faisaient du skate d’un bout à l’autre de l’énorme pièce.
Je suis entré dans la salle de conférence, j’ai été reçu par des personnes brillantes, curieuses et intéressées. On m’a posé les bonnes questions. On acquiesçait poliment à mes réponses avant de passer rapidement à la série de questions suivante. Les filles semblaient plus douées que les garçons pour poser des questions. On m’a posé toutes les questions possibles. Mais une seule chose m’intéressait : « Qu’est-ce que ça fait d’être aimé par Google ? »
Je l’aimais et je voulais que ma société, Stockpickr, soit achetée par Google et par personne d’autre.
Quand je suis parti, j’étais jaloux. Dix ans plus tôt, j’avais parcouru ce quartier à trois heures du matin pour faire mon émission, évitant les incendies et les odeurs de viande avariée. Je me suis retrouvé dans la rue. Tout était lumineux et laid et j’étais de nouveau entouré d’humains.
J’étais jaloux de Larry Page, le cofondateur et maintenant PDG de Google. Pourquoi a-t-il pu l’aimer pendant que je transpirais et que j’essayais juste de trouver ma Google sur Google ? Pourquoi l’aimait-elle en retour si ardemment jusqu’à en être complètement possédée alors que j’étais là, écrivant cet article à ce sujet ?
Quelque chose a dérapé pour moi.
On a commencé de la même façon. Deux juifs. Mais peut-être pas. Il est à moitié juif.
Nos pères respectifs ont fait des études supérieures. Mais il y a une petite différence. Son père a terminé son doctorat, contrairement au mien. Mon père a quitté l’école supérieure un an avant que Page n’obtienne son diplôme dans cette même école.
Qu’a fait mon père ? Le père de Larry est devenu professeur, le mien a commencé par être glacier. Puis, quand un groupe de mafieux s’est emparé de son affaire, il a travaillé au bureau de poste de la 29e rue, à Manhattan.
Donc, les choses étaient déjà un peu différentes. Mais en anticipant, j’ai peut-être rattrapé le temps perdu. Larry Page et moi avons fait des études supérieures en informatique. On a fini par abandonner tous les deux. C’est pareil, non ?
Mais, à 23 ans, il travaillait déjà sur l’algorithme PageRank, qui allait devenir Google. Quant à moi, à 23 ans, je me désintéressais de l’informatique et passais mes journées à écrire des romans qui ne furent jamais publiés, à jouer au jeu de Go (et contrairement à Kai Fu Lee, un ancien employé de Google, je n’ai jamais essayé de créer un programme informatique capable de jouer au Go, mais c’est une autre histoire), et à courir les filles qui ne m’ont jamais aimé.
Page était résolu. À 24 ans, il a officiellement lancé Google. Quant à moi, je continuais sur la même voie. Jusqu’à ce que l’on me renvoie de l’école supérieure (alors que Page a techniquement pris un congé sabbatique). À 24 ans, j’ai écrit un petit livre de nouvelles ; il pouvait tenir dans la paume de la main. Je l’ai appelé Comment gagner aux jeux vidéo et les magasins locaux autour de Pittsburgh l’ont vendu pendant trois mois. La meilleure amie de ma petite copine lui a demandé : « Ça ne te dégoûte pas quand tu lis ce qu’il a écrit dans ce livre ? » Je parie que personne n’a posé cette question à la petite amie de Page.
Quand Larry Page avait 26 ans, Google était devenu le plus grand moteur de recherche du monde. Plus de 25 millions de dollars avaient été récoltés en capital-risque. La vie commençait à être belle pour Larry.
À 26 ans, j’ai déménagé à New York. Je vivais dans une chambre de 12×12 avec un colocataire. Parfois, on jouait aux échecs toute la nuit avant que je ne me rende à mon boulot, pour HBO. J’ai passé un très mauvais réveillon du Jour de l’An à New York. Larry Page ne passera jamais de mauvais Réveillon du Jour de l’An.
Nos deux trajectoires ont totalement dévié ! Larry, que m’est-il arrivé ?
Il avait 30 ans et Google a été cotée en Bourse. Elle valait quelques milliards. En ce qui me concerne, à 30 ans, j’ai vendu ma première entreprise. Nous concevions des sites Internet pour des entreprises de divertissement et d’autres entreprises du classement Fortune 100. J’avais 40 employés.
À 32 ans, Larry Page a acheté YouTube pour plus d’un milliard de dollars. À 32 ans, au mauvais moment, j’ai accordé une confiance aveugle en tout ce qui avait trait à Internet, et j’ai commencé à arpenter un douloureux périple de deux ans qui m’a mené à la faillite.
De temps en temps, j’essayais de me remettre sur les rails.
À 38 ans, Larry Page est devenu PDG de Google. De mon côté, à 38 ans (après un détour par la négociation de fonds de couverture et la création d’un fonds de fonds de couverture), j’ai créé Stockpickr.com (en 2006). Google se targuait de 5 milliards de visiteurs tous les mois. À son apogée, Stockpickr comptait environ un million de visiteurs tous les mois.
Google ne voulait pas acheter Stockpickr.com. J’étais dévasté. Je ne pourrais jamais être un de ces enfants cools. Je ne ferais jamais de skate dans le couloir de Googleplex à New York. Je voulais des écrans dans mon bureau. Je voulais jouer au ping-pong et manger des plats cuisinés par des chefs gastronomiques au travail.
Ils voulaient que j’aie une équipe plus technique ; je n’avais pas d’équipe technique. J’avais sous-traité en Inde.
Qui sait quelles autres raisons ils avaient pour ne pas racheter mon entreprise. Ils ne m’aimaient pas comme je les aimais. Parfois, il n’y a aucune raison et rien n’a de sens lorsque vous essayez de raconter chaque conversation que vous avez eue et que vous vous demandez à quel moment vous avez pu vous tromper.