J’avais 15 ans et la police a dû venir me chercher. J’étais avec Robert Levinson et nous venions de voir une conférence d’Isaac Asimov. Nous étions tous les deux fans d’Asimov.
J’ai adoré sa série Fondation. Ces livres décrivent le déclin d’un Empire galactique. Un groupe de personnes se sert de statistiques (la « psycho-histoire ») pour déterminer que ce déclin durera 30 000 ans ; ils décident alors de rassembler autant de savoir que possible, avant la fin de leur empire. La série compte trois volumes écrits au début des années 1950, et elle reste géniale.
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Je l’ai relue en 2003, comme nous allons en parler dans un instant. L’autre saga principale d’Asimov, qui m’intéressait moins, a engendré un film : I, Robot, avec Will Smith.
Je ne souviens pas du sujet de discours d’Asimov. C’était la première fois que je me retrouvais dans la même salle qu’une telle personnalité, et je crois que j’en étais ébahi.
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Après, Rob et moi sommes rentrés chez lui. Il venait d’acheter une mobylette et je n’en avais jamais utilisé, si bien que nous faisions un petit tour dessus au moment où les policiers nous ont arrêté et m’ont demandé si j’étais James Altucher. Si la même chose m’arrivait maintenant, je sais que je répondrais : « Non, mais je crois l’avoir vu partir dans l’autre sens. »
En tout cas, mes grands-parents avaient appelé la police parce que je n’avais pas donné de nouvelles tout de suite après le discours d’Asimov. Ils s’étaient inquiétés, se demandant si j’avais rejoint une secte asimovienne – comme s’il en existait une. Ils en parlèrent toute la soirée. Moi, je voulais juste monter sur une mobylette une fois dans ma vie.
Je n’étais même pas si fanatique de science-fiction, à part la série Fondation, et quelques nouvelles. Je préférais le genre fantastique. Tolkien et Zelazny étaient mes héros, non Asimov. (J’ai reçu bon nombre de mes héros dans mon podcast, James Altucher Show. Retrouvez les meilleures rencontres en cliquant ici.)
Mais j’ai récemment lu son autobiographie et quelques-unes de ses nouvelles, et je me suis souvenu de tout ce qu’il m’avait appris…
A) ÊTRE PROLIFIQUE
Asimov a écrit 467 livres. Certains n’étaient que des recueils, mais même pour ceux-là, il écrivait des préfaces soignées ainsi que des introductions à chaque récit. La plupart de ses livres étaient des ouvrages généraux. Je pense qu’il les trouvait plus faciles que les romans. Il a estimé qu’après l’invention de la machine à écrire, il écrivait 1 700 mots par jour en moyenne. La plupart des gens ont du mal à écrire ne serait-ce que 500 mots par jour, alors 1 700…
J’ai donc pris une décision. Je veux écrire 100 livres. Tant que j’ai quelque chose à offrir, je vais essayer d’écrire au moins 1 000 mots, dignes de publication, tous les jours. Beaucoup de grands auteurs sacrifient la quantité pour ce qu’ils perçoivent comme de la qualité. Comme le peu d’ouvrages écrits par Thomas Pynchon ou par J.D. Salinger. Mais Asimov montre que l’on peut faire les deux (et je choisirais sans hésiter la série Fondation plutôt que L’Arc-en-Ciel de la Gravité de Pynchon).
B) LE SENS DE L’ÉMERVEILLEMENT
Dans ses mémoires, Asimov dit que sa nouvelle préférée, parmi toutes celles qu’il a écrites, est La Dernière Question. Je ne me rappelais pas l’avoir lue. Je suis allé à la librairie de Grand Central Station, à New York, et j’ai acheté un de ses recueils de nouvelles.
Dans le train, je me suis aperçu que La Dernière Question y figurait ; j’ai donc commencé à lire. Après quelques lignes, je me suis rappelé que je l’avais lue au moins 30 ans auparavant. Je me souvenais même de la dernière ligne.
Et c’était vrai. C’était bien la meilleure nouvelle écrite par Asimov. C’est l’une de mes histoires préférées de tous les temps et je me l’étais constamment rappelée depuis 30 ans – même si j’avais oublié le titre. C’est une belle histoire, et la relire m’a rappelé le sens d’émerveillement que j’avais ressenti 30 ans auparavant.
C) UNE FRATERNITÉ QUI AIDE À PROGRESSER
Dans les années 1940, mes écrivains de science-fiction favoris, Isaac Asimov, Arthur C. Clarke et Robert Heinlein (sans doute mon préféré des trois) représentaient le « top 3 » de la science-fiction. Ils étaient les trois meilleurs à l »époque – et sans doute les trois meilleurs de tous les temps.
Tous étaient amis ; ils se sont affrontés… ont rivalisé… se sont vus quand ils le pouvaient… et ont bâti une véritable fraternité qui a duré des décennies.
Cela me rappelle comment Burroughs, Kerouac et Ginsberg ont forgé un lien littéraire qui a engendré la Beat Generation et sa littérature. Dans presque toute science, art ou littérature, on peut trouver de tels groupes.
Nous ne le saurons sans doute pas avant des décennies, mais je me demande s’il ne se passera pas la même chose avec le genre relativement nouveau des blogs écrits – ce que j’appelle la « blogérature », et qui consiste à faire plus, avec votre blog, que simplement pondre des articles du genre « 10 conseils pour obtenir plus de visiteurs sur son blog » ou « Ce que mon fils de cinq ans a fait aujourd’hui ».
Un blog de qualité a des caractéristiques précises qui le différencient des autres genres littéraires :
- IL DOIT VOUS ENVOÛTER dès la première phrase. Les histoires courtes écrites dans le magazine The New Yorker ne marchent pas, par exemple. Le New Yorker a un public captif : une personne a acheté le magazine et va s’asseoir pour le lire, même si elle s’ennuie. Dans le cas d’un blog, vos lecteurs ont sans doute déjà 10 onglets ouverts dans leur navigateur Internet. Ils peuvent sortir en une microseconde si vous ne les retenez pas.
- VOUS DEVEZ RACONTER UNE HISTOIRE. Une simple liste ne suffit pas. Personne ne va croire à « 10 manières de gagner un million de dollars » si vous ne révélez pas par ailleurs votre histoire personnelle, vos difficultés, comment vous avez réussi.
- VOUS DEVEZ RÉSOUDRE UN PROBLÈME. Historiquement, les gens utilisent les ordinateurs pour résoudre des problèmes. Ils ne lisent pas de la fiction sur ordinateur, par exemple. Un blog, même si son contenu se présente sous forme d’histoire, doit donner une solution à un problème personnel ou de société.
- L’HONNÊTETÉ. De nos jours, les blogs sont personnels et honnêtes. Les meilleurs éclaboussent de sang votre écran. Dans une bonne histoire, un héros se bat contre quelqu’un de plus fort. Pareil pour un bon blog : il doit présenter quelqu’un qui est attaqué par les prédateurs. Est-ce que le blogueur s’en sort vivant ? Le lecteur connaît-il une catharsis grâce au triomphe du blogueur ?
Lorsque j’écris un article intitulé « 10 raisons de quitter votre emploi », ce n’est pas parce que je veux que vous démissionniez. C’est parce que j’ai eu des emplois et ils m’ont rendu malade : les trahisons, la soumission, l’insignifiance de n’être qu’un rouage d’une machine absurde qui tourne afin de… faire quoi ? À qui suis-je utile ? À qui allez-vous être utile ?
D) LA VANITÉ HUMBLE
Asimov a dit dans ses mémoires – je ne me souviens plus de la citation exacte – mais, pour paraphraser : « Je suis l’homme le plus brillant qui existe. Ce n’est pas de la vanité. Ce serait de la vanité si vous trouviez plus intelligent que moi ! »
Il le dit à moitié sérieusement… Mais ensuite, tout au long du livre, nous apprenons qu’il est nul aux échecs, qu’il n’a pas la cote avec les femmes, qu’il n’est ni le meilleur mari ni le meilleur père, et ainsi de suite. Mais il confesse toutes ses maladresses en se cramponnant à son seul trophée : le fait qu’il est le meilleur dans les domaines où il veut être le meilleur.
Et pourquoi ne pas penser ainsi ? Pourquoi s’infliger une fausse humilité que l’on sait tous être la pire des vanités ? La vanité d’Asimov est honnête, et méritée. Mais il y ajoute une nuance de dérision, parce qu’il se fiche de ce que nous pensons. Sauf qu’il ne s’en fiche pas ! C’est seulement à moitié ironique. C’est donc encore plus drôle. Ou pas. Je ne sais même plus ce que je dis. Mais vous avez compris. Je me comprends.
E) LE TRADING
Oui, Isaac Asimov a sauvé ma vie financière. Je perdais tout ce que je gagnais. J’avais besoin de gagner de l’agent. J’avais beaucoup de temps à disposition parce que je n’avais pas d’emploi. Le boom des actions Internet avait implosé. Personne ne voulait me parler ni me voir. J’avais été une petite éruption solaire dans la supernova des dot.com… et je me faisais désormais absorber par le trou noir au centre.
J’ai alors relu la série Fondation par Asimov. Son concept est qu’avec l’utilisation de statistiques, on peut dériver des règles sur toute l’histoire de l’humanité et s’en servir pour prédire l’avenir.
C’est exactement ce que j’ai fait. J’ai compilé toutes les informations historiques sur le marché actions dans un logiciel et j’ai écrit des programmes permettant de déterminer ce qui allait se passer ensuite.
Par exemple : que s’est-il passé les 90 fois où l’action Microsoft a ouvert 5% à la baisse ? Eh bien, dans ce cas de figure, si vous achetiez dès l’ouverture du marché, 89 fois sur 90, l’action grimpait de 2% avant 10 heures du matin. J’achetais donc. J’ai basé tous mes trades sur cette méthode et j’ai gagné de l’argent presque tous les jours grâce au trading pendant trois ans.
Parallèlement, je suis allé à Las Vegas pour rendre visite à Jack Binion, le propriétaire de Binion’s Gambling Hall et de pas mal de casinos sur des bateaux-mouches dans le Mississippi. J’ai logé chez lui ; c’était la première – et la seule – fois où j’ai été à Las Vegas sans dormir à l’hôtel. Il était en train de vendre tous ses casinos à un prix entre trois et quatre milliards de dollars. Je voulais qu’il investisse de l’argent avec moi.
Je me souviens de trois choses sur la visite, outre le fait que Binion n’a pas investi avec moi en fin de compte.
- Le mois de mai était si chaud à Las Vegas que nous devions nous réveiller à 4h ou 5h du matin pour profiter de la piscine extérieure. Puis, un peu plus tard dans la journée, nous prenions la voiture et allions dans le désert, ce que je n’avais jamais fait auparavant.
- Jack a dit : « Bon, allons manger dans mon restaurant favori. »Jack Binion était milliardaire, tout le monde à Las Vegas le connaissait, et nous allions manger dans son restaurant favori.J’ai pensé que ce serait de la haute gastronomie, les meilleurs crus, des escort girls de partout, dans un restaurant confidentiel niché au sein du plus prestigieux casino.Nous sommes montés dans la voiture et nous sommes allés au… Cheesecake Factory, une chaîne de restaurants familiale où on peut manger beaucoup pour pas cher.Il a donné son nom et nous avons fait la queue pendant 45 MINUTES.Un gars sympa et humble. Et la nourriture était extra.
- J’ai commencé à lui décrire ce que je faisais, comment je tradais. Son neveu a lancé : « Ça ressemble à un livre que je lis, Fondation, par Isaac Asimov. » »Tu as raison ! »Mais les milliardaires restent milliardaires parce qu’ils ne donnent pas leur argent à n’importe quel type qui joue sur les marchés avec une stratégie inspirée de livres de science-fiction.
Asimov est mort maintenant, malheureusement. Il a succombé au virus du SIDA après une transfusion de sang. Et mes grands-parents sont morts eux aussi. Ils ne peuvent donc plus appeler la police pour venir me récupérer (deux fois suffisent).
Jack Binion a vendu ses casinos et a gagné des milliards. Rob Levinson a abandonné les mobylettes et fait maintenant de la mécanique de précision sur des voitures de sport haut de gamme. Quant à moi, je ne fais plus de trading.
Mais je veux encore ressentir l’émerveillement qui m’a frappé pendant quelques secondes au cours de mon enfance. Je veux le récupérer. Je veux apprendre, encore et encore, la réponse à la Dernière Question. Je veux cet émerveillement maintenant. Je ne veux plus jamais qu’il me quitte.