Comme vous le savez peut-être, James Altucher anime depuis plus de 4 ans un podcast intitulé « The James Altucher Show » dans lequel il interviewe des personnalités aussi diverses que Gary Kasparov et Tim Ferriss, en passant par des entrepreneurs à succès dont la renommée est moins établie – mais qui ont des choses à dire, et dont on a toujours à apprendre.
Nous étions frustrés de ne pas pouvoir vous faire profiter de ce contenu riche et précieux – très populaire aux États-Unis : c’est ainsi que nous avons décidé de sélectionner pour vous les meilleurs extraits de ces podcasts avec les invités les plus intéressants.
C’est aujourd’hui notre premier rendez-vous du genre. James Altucher a reçu le plus grand champion d’échecs de l’Histoire, Garry Kasparov, qui explique comment son talent a été repéré, comment il l’a cultivé à force de travail et d’abnégation et comment, même 10 ans après avoir pris sa retraite, il continue à analyser des parties.
Au-delà de son parcours exemplaire, c’est sa faculté à se nourrir de ses homologues et à prôner l’apprentissage perpétuel qui doit nous inspirer. Même le roi des échecs continue d’apprendre des autres.
Surtout, n’hésitez pas à nous faire savoir si le format vous plaît : si c’est le cas, cette rubrique deviendra régulière !
Bonne lecture.
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Tout d’abord, je voudrais faire une courte introduction.
J’ai fait plusieurs centaines de podcasts avec toutes sortes d’invités, mais quand les gens me demandaient ces dernières années « qui est LA personne que vous aimeriez plus que tout avoir dans votre podcast ? », je répondais Garry Kasparov.
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James Altucher : Vous avez été numéro un mondial des échecs pendant 20 ans environ, et champion du monde sur la majeure partie de cette période. Je suis votre carrière depuis… 1982.
J’ai lu votre livre Fighting Chess. Je suis classé aux échecs (2200 pour les connaisseurs) et je vous ai toujours suivi. Je suis un vermisseau. Je suis une fourmi sur le sol comparé à vous, champion du monde d’échecs pendant tant d’années – et vous avez été un temps le coach de l’actuel numéro 1 mondial, Magnus Carlsen. Et puis vous avez écrit votre dernier livre, Deep Thinking. Pour la première fois, vous parlez de ces deux célèbres match contre Deep Blue, il y a 20 ans.
C’était la première fois qu’un ordinateur – celui-ci appartenait à IBM – battait le champion du monde d’échecs durant un match. Et depuis l’invention de l’ordinateur, on considérait comme impossible le fait qu’une machine réussisse à battre un être humain aux échecs.
Garry Kasparov : Le Saint Graal.
J.A. : Oui, c’était le Graal. Mais l’ordinateur a pu battre le champion du monde d’échecs, et puis il y a eu l’intelligence artificielle. Vous étiez champion du monde à l’époque.
G.K. : C’était moi le Graal.
J.A. : C’était vous le Graal, et je voudrais dire que j’étais dans le public pour ce match en 1997, et en 1989, j’étais dans les bureaux avec Ben Zhou. J’ai travaillé sur ChipTest et Deep Thought, avant qu’il ne soit rebaptisé Deep Blue, et je jouais les ouvertures.
G.K. : Wow.
J.A. : Donc je savais tout, du début à la fin – IBM m’a offert un job pour travailler sur Deep Blue.
Et vous savez pourquoi j’ai refusé ? Pour une fille. Je suis resté à Pittsburgh, grave erreur. J’aurais dû travailler sur Deep Blue et faire partie de l’équipe qui a gagné. Mais ce livre est si intéressant, pourquoi l’avez-vous écrit maintenant ? Vingt ans plus tard ?
G.K. : Eh bien, soyons clair, ce livre ne se limite pas à « Kasparov contre Deep Blue ». Il concerne ce que je pense être la relation la plus importante du XXIe siècle – celle entre les humains et les machines. Et les échecs, vous avez raison. Depuis les tout débuts de l’informatique, les échecs ont été considérés, par des géants légendaires comme Alan Turing, comme le test ultime – si la machine passe ce test, c’est-à-dire si elle bat le champion du monde, c’est une preuve de l’intelligence artificielle. À quoi je réponds oui, d’accord, qui suis-je pour les critiquer, mais ils ont tort. La machine a gagné ce test, mais elle était aussi intelligente que votre réveille-matin.
J.A. : C’est vrai !
G.K. : Un réveille-matin à 10 millions de dollars.
On peut passer beaucoup de temps à parler de la sémantique de l’intelligence artificielle. Cela veut-il dire que nous devons répliquer le processus du cerveau humain, ou bien devons-nous examiner uniquement le résultat – et si la machine y parvient, c’est de l’intelligence artificielle, par définition ? Il y a encore un gouffre, vous savez, entre la manière dont les humains prennent des décisions, parviennent à des conclusions, et le fait que des machines arrivent à des résultats plus ou moins similaires.
J.A. : Eh bien, je voudrais revenir en arrière une seconde pour parler de votre carrière en elle-même. Évidemment, vous n’êtes pas né champion du monde, il a fallu du travail, et je suis très intéressé par votre pic de performance, et ce qui vous a mené jusqu’à ce point – où vous étiez devenu le Saint Graal. De toute évidence, vous êtes né avec du talent et votre talent a été reconnu.
G.K. : Tôt.
J.A. : Très tôt. Mais qu’est-ce qui vous séparait de vos pairs – qui étaient peut-être tout aussi talentueux que vous ?
G.K. : Attendez, ralentissez un peu. « Aussi talentueux », c’est peut-être aller un peu loin. J’ai eu de la chance, vous savez. Je suis né dans une famille où les échecs faisaient plus ou moins partie de la culture. Mon père et ma mère passaient les nuits d’hiver à éplucher la rubrique « échecs » dans le journal, à résoudre les problèmes proposés. D’autres membres de ma famille jouaient aussi aux échecs – au niveau amateur, mais tout de même, les échecs faisaient partie de la vie pour de nombreuses familles intelligentes en Union soviétique. Et je suis né en Union soviétique.
Si bien que lorsque mon talent a été découvert, j’ai eu l’opportunité d’apprendre – j’ai suivi l’enseignement de semi-professionnels puis de professionnels. De sorte que les conditions pour que mon don soit découvert et affûté étaient là – ce qu’on pourrait appeler de la chance, mais le talent lui-même était assez unique.
Dès l’instant où j’ai découvert les échecs, j’ai évolué très rapidement ; je battais non seulement des enfants de mon âge mais aussi plus âgés, à 12 ans j’étais déjà champion soviétique junior des moins de 18 ans. C’était devenu naturel pour tous les gens qui m’aidaient, à commencer par ma mère, puisque mon père est mort quand j’avais sept ans. Mais ma mère a passé toute sa vie à m’aider, pour s’assurer que mon talent me permettrait d’atteindre le sommet ultime dans le monde des échecs. Et pas seulement des échecs, bien entendu.
J.A. : Alors c’est grâce à elle ou à votre environnement que vous avez été présenté à Mikhaïl Broncanec, ancien champion du monde à l’époque ?
G.K. : Cela fait partie du système échiquéen soviétique. Les gens ont tort de penser que les échecs faisaient partie de l’éducation en URSS. En fait, cela n’a jamais été le cas. C’est ce que j’ai essayé de mettre en place. Après être devenu champion du monde, j’en ai fait ma cause partout dans le monde. Mais en Union soviétique, les échecs étaient considérés comme un outil idéologique très important pour démontrer, afficher la supériorité intellectuelle du système communiste sur l’Occident décadent. C’est pour ça qu’il y avait un réseau très sophistiqué pour rechercher de nouveaux talents, et lorsqu’on détectait ce talent, on s’assurait qu’il n’était pas gâché, qu’on lui accordait bien toute l’attention nécessaire. Tout simplement pour qu’il puisse aller le plus haut possible.
J’ai d’abord fait tous les Jeux de la jeunesse soviétique ; j’avais 10 ans et je jouais contre des garçons de 14 ou 15 ans. Je ne me débrouillais pas trop mal : je me suis fait remarquer et j’ai été invité à jouer en compétition à l’école. Là encore, j’ai fait des progrès rapides – et à tous les niveaux j’ai reçu l’attention nécessaire. C’est ainsi que j’ai pu faire des progrès rapides sans perdre de temps à chercher de l’aide.
J.A. : Mais il n’y avait pas que le talent. Vous êtes connu comme l’un des champions du monde les mieux préparés.
G.K. : C’est plus une question de style. J’aimais observer les parties et analyser en profondeur les positions d’ouverture –
et bien entendu je travaillais avec mon excellent mentor Mikhaïl, l’ancien champion du monde d’échecs qui était aussi un scientifique.
Certains joueurs d’échecs sont des artistes, certains sont des scientifiques, certains jouent simplement pour le sport. Certains sont une combinaison de tous ces facteurs, mais Mikhaïl était un scientifique avant tout. Cela m’a aidé à augmenter mes compétences analytiques, et j’avais les dents longues. J’ai pris ma retraite il y a plus de 10 ans. Analyser des parties m’intéresse toujours – regarder d’autres parties, les meilleurs joueurs. Je suis toujours en quête de révélations.
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