La dernière fois que j’ai parlé à mon père, je lui ai raccroché au nez.
J’allais avoir 35 ans.
J’étais terrifié. J’avais besoin d’argent. Je venais d’avoir deux filles. Après avoir été en possession de 15 millions de dollars, je n’avais plus rien.
« Je voudrais vous emprunter 1 000 dollars et je vous les rendrai dans quatre jours.
— Non ! On a fait X, Y et Z pour toi ! Non ! Si nous te prêtons cette somme maintenant, ça ne finira jamais. »
Est-ce qu’ils ont eu raison ? Je ne sais pas. Je ne sais plus maintenant.
J’ai raccroché au nez de mon père. C’est la dernière fois que je lui ai parlé, avant sa mort.
Il était tellement optimiste qu’il en était stupide. « Espérer » n’est pas une bonne stratégie.
Quand on jouait aux échecs, il attaquait, encore et encore.
J’ai fini par apprendre à défendre. Et il a fini par perdre.
« Que s’est-il passé ? demandait-il toujours. L’attaque était si puissante.
— Oui, c’est vrai », répondais-je, et je replaçais les pièces sur l’échiquier.
Tout s’arrange toujours ! Pour lui, pour moi, pour le pays. Tout ce qui coule finit par remonter à la surface.
Il vivait de ça.
Six mois après que je lui ai raccroché au nez et que j’ai refusé tous ses messages, il a eu une attaque. Pendant deux ans, il a été conscient mais paralysé.
Je pense qu’il souffrait du syndrome d’enfermement (« locked-in« ). L’esprit reste éveillé mais le corps ne peut pas bouger.
Je pensais à lui le jour où j’ai interviewé Garry Kasparov, l’ancien champion du monde d’échecs.
Quand j’avais 16 ans, mon père et moi avions passé en revue chaque match du premier championnat du monde remporté par Kasparov. Ce dernier avait alors 21 ans.
La nouveauté contre l’ancien ordre – Kasparov, le jeune combattant dissident, contre Karpov, symbole de l’ancien régime soviétique, en 1985
J’adorais passer ces moments avec mon père. Observer tous les mouvements. Le frisson que cela provoquait ! Le champ de bataille ! Être avec mon père.
Après avoir eu son attaque, alors qu’il ne pouvait rien faire d’autre que de fixer le plafond, j’ai imprimé sous forme de poster un puzzle d’échecs appelé « White to move and win » et je l’ai scotché au plafond de sa chambre, au-dessus de son lit. J’en ai mis un autre à sa porte, comme ça, il pouvait le voir à chaque fois qu’on l’emmenait se promener dans son fauteuil roulant.
Mais je ne sais pas s’il les a vus. Une fois, j’ai cru voir sa bouche bouger un peu, mais les médecins ont dit que c’était juste un réflexe.
Ils ont déclaré mon père « en état de mort cérébrale mais vivant ».
Nous prenons tous des raccourcis pour faciliter les décisions. C’est plus facile pour les médecins, ainsi ils ne dépensent pas des dizaines de milliers de dollars à essayer de comprendre ce qui se passe vraiment.
Et ils ont sûrement raison la plupart du temps. Pourquoi auraient-ils dû m’écouter ? Mais j’avais bien cru voir sa bouche bouger et ses yeux clignoter.
L’espoir.
J’ai raccroché au nez de mon père. Il a rappelé mais je n’ai pas décroché. Il m’a envoyé des mails au cours des six mois suivants, mais je n’ai jamais répondu.
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Il avait tellement confiance en sa capacité à vendre quoi que ce soit. Il disait : « Je suis le meilleur vendeur du monde. »
J’étais enfant et je voulais apprendre.
« Ne demande rien du tout. Et ne leur donne pas la solution à l’avance. Demande-leur quels sont leurs problèmes, réfléchis à une solution jusqu’à ce qu’ils disent ‘Oui, c’est ça !’ et montre ensuite comment tu as déjà la solution en main. »
BOUM !
Mon père a fait faillite quand j’avais 18 ans. Il a tout perdu à cause d’une entreprise qu’il avait créée.
Il était tellement déprimé qu’il pleurait tout le temps. Même au milieu des réunions parents-professeurs ou à l’épicerie.
Il était si confiant avant. Une fois, je suis revenu de l’université pour lui remonter le moral.
On jouait aux échecs et il pleurait : « Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ? »
Il ne s’en est jamais remis. Il a eu son attaque lors d’une dispute avec une personne qui ne l’avait pas payé.
L’argent, en vouloir, en perdre, essayer d’en récupérer, être trop optimiste, se faire avoir à plusieurs reprises par des gens en qui il avait confiance – tout cela a marqué et détruit sa vie, l’a plongé dans une profonde dépression et a fini par le tuer.
Ou peut-être que c’est à cause de moi lorsque je lui ai raccroché au nez.
« Tu te sens mal ? » me demandait ma soeur. « Tu l’as tué », m’a écrit ma mère un jour, mais je pense que c’est plutôt son chagrin qui tenait la plume.
J’ai 14 ans. Même maintenant. Nous emportons toujours avec nous la personne que nous étions lorsque cet affreux interrupteur s’est allumé : transformer le bac à sable de l’enfance en désert de l’âge adulte.
À 14 ans, je souffrais d’acné sévère, j’avais des kystes, un appareil dentaire, les cheveux en bataille, je portais des lunettes, aucune fille ne voulait me parler, les grands me frappaient aussi fort qu’ils le pouvaient dès qu’ils en avaient l’occasion.
Et quand je me regarde dans le miroir, je vois mon moi de 14 ans.
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Mon père me disait : « Quand j’avais ton âge, il y avait un gars à l’école ; il avait tellement d’acné que tout son visage en était entièrement recouvert. Mais il avait confiance en lui. Il avait tellement confiance en lui qu’il était l’enfant le plus populaire de l’école. Il a toujours eu une petite amie. »
Mais je n’avais pas cette assurance. À l’école, on me frappait régulièrement. Je voulais mourir.
J’ai demandé à une fille de sortir avec moi une fois, elle a tourné les talons et s’est enfuie. J’ai demandé à une autre fille de sortir avec moi et elle m’a dit : « Peut-être dans 100 ans », ce qui m’a donné de l’espoir…
Mes amis me disaient : « Souris. On est plus beau quand on sourit. »
Mon père voyageait tout le temps pour son travail, je ne le voyais jamais. Il travaillait pour créer son entreprise, celle qui a fait faillite.
« Le mois prochain, ce sera mieux », me disait-il chaque fois que je lui posais des questions. Toujours le mois suivant. Jamais maintenant. Toujours optimiste pour l’avenir.
Les choses ne font pas marche arrière. Il a eu une attaque et, pendant deux ans, la situation n’a fait qu’empirer. Les escarres, les infirmières qui le laissaient tomber, la grippe, et pour finir la crise cardiaque et la mort.
Il a menti. Parfois, on ne revient jamais en arrière.
Dès lors, j’ai toujours vécu dans la peur. L’optimisme est un mythe.
Mais ce jour-là, j’interviewais mon héros d’enfance pour mon podcast. Garry Kasparov. Mon père et moi passions des heures à regarder, encore et encore, chaque match. C’était il y a si longtemps, mais je peux encore sentir les pièces dans mes mains à chaque seconde en me souvenant de la façon dont nous analysions toutes les possibilités de jeu.
Et demain, je ne sais pas. Je vais faire quelque chose que j’aime.
Je n’ai pas besoin d’optimisme. J’ai besoin d’apprécier ce moment et de ne pas lui raccrocher au nez. Ne renoncez pas à cet instant.
Voici ce que mon père m’a appris. Je l’aimais.