En 2002, j’étais en route pour aller voir le gérant d’un hedge fund dans l’espoir d’obtenir de l’argent de sa part. J’avais deux heures de retard. C’était avant les GPS et je n’avais pas de téléphone portable. J’étais totalement perdu. Si vous n’avez jamais conduit dans le Connecticut, vous devez savoir une chose : toutes les routes sont parallèles et elles ont toutes le même nom. Et toutes les villes ont le même nom.
Je sais que ça n’a pas de sens. Mais conduisez dans cet État et vous verrez ce que je veux dire. En plus, leurs ordinateurs ne fonctionnent pas. Malgré toutes mes tentatives, je n’arrive toujours pas à me débarrasser de mes amendes impayées contractées dans le Connecticut.
J’avais deux heures de retard et j’écoutais Lose Yourself [NLDR : littéralement, perds-toi] d’Eminem, encore et encore. Peut-être qu’inconsciemment, je faisais exprès de me perdre. Je ne sais pas.
Mais j’ai continué à penser que je n’avais qu’une seule chance et que j’allais la perdre parce que je ne serais jamais arrivé à destination.
Finalement, j’y suis arrivé. Le gérant du hedge fund était habillé tout en rose. Sa maison était immense. Peut-être 2 000 mètres carrés. Son cuisinier nous a servi un super repas. Je l’avais fait attendre deux heures pour manger. Et en plus, à l’époque, il avait le cancer. J’étais très gêné.
Ensuite, nous avons joué aux échecs, c’était très amusant, puis il m’a fait visiter la maison. Dans l’une des chambres, il y avait une collection de jouets datant de 1848. Il avait un terrain de squash à l’intérieur de sa maison. Il y avait une autre pièce avec des artéfacts étranges, comme par exemple des manuscrits de Lennon et McCartney où étaient griffonnées les paroles de la chanson Hey Jude. Sur un autre manuscrit, on trouvait la déclaration officielle de Ted Kennedy au commissariat de police, après avoir raconté l’incident du Chappaquiddick qui réduisit à néant ses chances de devenir un jour président.
En fin de compte, j’ai réussi à obtenir des fonds de sa part, et une nouvelle vie a débuté pour moi.
Mais ce n’est pas la raison pour laquelle j’évoque Eminem. La chanson Lose Yourself est issue du film 8 Mile. Bien que je le recommande, vous n’avez pas besoin de le voir pour comprendre ce dont je vais parler ici. Je vais vous dire tout ce que vous avez besoin de savoir.
Eminem est un génie du marketing et un grand compétiteur, et il le montre dans une scène du film. Ce passage vous montre tout ce qu’il y a à savoir sur le marketing, les biais cognitifs, et la meilleure stratégie pour battre son concurrent.
Tout d’abord, voici ce que vous devez savoir sur le film.
Eminem est pauvre, sans statut social, un Blanc qui vit dans une roulotte. Il se fait tabasser, cumule les jobs pourris, se fait trahir, etc. Mais il vit pour le rap et a l’espoir de s’en sortir coûte que coûte.
Dans la première scène, on le voit participer à un « combat » de rap contre un autre rappeur, et il a un blocage. Il abandonne sans dire un mot. Dès lors, il est considéré durant le film comme quelqu’un qui craque sous la pression et qui est condamné à l’échec.
Jusqu’à ce qu’il se choisisse lui-même.
La scène que je vais vous décrire et ensuite analyser pour vous est le combat final du film. Il est le seul Blanc et tous les spectateurs sont Noirs. Il va combattre contre le champion, celui que tout le monde adore.
Et il gagne le combat. Je vais vous montrer comment, grâce à ses techniques, VOUS pouvez gagner contre tous vos concurrents. Ce qu’utilise Eminem pour remporter la victoire…
Après avoir gagné, Eminem aurait pu faire tout ce qu’il voulait (dans le film). Il aurait pu gagner n’importe quel combat. Il aurait même pu combattre chaque semaine. Mais il décide de partir parce qu’il veut faire son propre truc. Il se choisit lui-même. Le film est une autobiographie. Et 300 millions d’albums vendus plus tard, il est le rappeur qui a le mieux réussi de l’Histoire.
En mettant pour l’instant son talent de côté (on suppose que les deux adversaires ont autant de talent l’un que l’autre), Eminem utilise une série de biais cognitifs pour remporter le combat.
Le cerveau humain, dans sa forme actuelle, a mis 400 000 ans à se développer. En fait, on peut dire que lorsque le cerveau était surtout utilisé pour survivre dans des situations de vie nomade, les humains avaient des QI plus élevés qu’aujourd’hui. Mais il est important de savoir que depuis, le cerveau a développé de nombreux biais, des sortes de réflexes de survie.
Par exemple, accorder immédiatement plus d’importance aux nouvelles négatives et en donner moins aux nouvelles positives est un biais couramment constaté. La raison est simple : si vous étiez dans la jungle et que vous voyiez un lion à votre droite et un pommier à votre gauche, vous feriez mieux de ne pas faire attention au pommier et de courir aussi vite que possible pour échapper au lion. Cela s’appelle le biais de négativité et les médias survivent aujourd’hui grâce à lui – ils exploitent de manière très explicite ce biais de la nature humaine.
Par conséquent, ces biais sont utilisés dans presque toutes les campagnes marketing, dans les films, les journaux, dans les relations… Dans tout. Presque toutes nos interactions sont dominées par des biais, et les comprendre peut se révéler être d’une grande aide lorsque nous souhaitons nous interroger sur notre manière de penser.
LES BIAIS DE L’INTRA-GROUPE
Sa première phrase :
Now everybody from the 313, put your mother****ing hands up and follow me.
Comprenez : « Tous ceux qui viennent du 313, mettez vos put*** de mains en l’air et suivez-moi. »
Le nombre 313, c’est le code postal de Détroit. Pas juste de Détroit. Mais du Détroit de la classe ouvrière, du Détroit Noir, d’où tous les spectateurs de la battle et Eminem sont originaires.
Alors il balaie tout de suite le biais de l’extra-groupe que pourrait lui causer sa couleur de peau, et il change la donne en opposant ceux qui viennent du 313 et ceux qui ne viennent PAS du 313.
Puis : « Mettez vos put*** de mains en l’air et suivez-moi. »
Tout le monde commence à mettre ses mains en l’air sans réfléchir. Ils suivent et adhèrent maintenant à Eminem.
CASCADE DE DISPONIBILITÉ
Le cerveau a tendance à croire davantage aux choses quand elles sont répétées, qu’elles soient vraies ou pas. Cela s’appelle une cascade de disponibilité. Il y a une cascade d’informations qui vous est délivrée, et ces informations disent la même chose, alors vous avez envie d’y croire. Car cela doit être vrai.
On constate qu’Eminem répète la première phrase. Après l’avoir fait, il n’a même plus besoin de dire « suivez-moi » : le public le suit déjà et est sous son contrôle. Alors il dit « Regardez, regardez » parce qu’il est sur le point de leur montrer qui est l’ennemi. Il est en train d’établir le prochain biais cognitif…
LE BIAIS DE DISTINCTION OU BIAIS D’EXTRA-GROUPE
Les cerveaux ont tendance à considérer que deux choses sont très différentes quand elles sont évaluées en même temps, beaucoup plus que quand elles sont évaluées séparément.
Eminem veut que son adversaire, Papa Doc, soit évalué immédiatement comme appartenant à un autre groupe, même si, en réalité, tous font partie du même groupe et ont les mêmes centres d’intérêt, etc.
Ensuite :
Now while he stands tough, notice that this man did not have his hands up.
« Alors, il fait le dur, mais notez qu’il n’a pas levé les mains. »
En d’autres termes, Papa Doc a beau être noir, comme tout le public, il n’est plus « dans le groupe » qu’Eminem a défini et dont il a pris le contrôle : le groupe des gens du 313. Il a complètement déplacé la question de l’ethnicité vers la question de la provenance.
LE BIAIS DE L’AMBIGUÏTÉ
Il ne prononce pas le nom de Papa Doc. Il dit « il ». En d’autres termes, il y a d’un côté le groupe du 313 dont tous les spectateurs font partie, et, de l’autre cet homme désormais ambigu.
Regardez un débat présidentiel. Un candidat donne rarement le nom de son opposant. À la place, il dira sans doute : « Mon opposant pense peut-être X, mais nous savons bien, nous, que Y est mieux. »
Lorsque le cerveau commence à percevoir de l’ambiguïté chez quelqu’un, il se perd, et ne peut choisir dans le sens de cette ambiguïté. Alors la personne sans ambiguïté gagne.
LE BIAIS DE LA CRÉDIBILITÉ
Parce que le cerveau veut prendre des raccourcis, il sélectionne le plus souvent les informations fournies par les gens d’autorité plutôt que celles fournies par ceux qui sortent de nulle part.
Par exemple, si une personne qui étudie à Harvard venait vous dire qu’il va pleuvoir aujourd’hui et qu’une autre personne lambda vous disait qu’il va faire beau, vous serez sans doute plus enclin à croire la personne qui étudie à Harvard.
Eminem utilise subtilement ce biais deux phrases plus loin. Il dit:
ne, two, three, and to the four
« Une, deux, trois, et vers le quatre. »
C’est une phrase sortie tout droit de la première chanson de Snoop Dogg avec Dr Dre, Nuthin’ But a G Thang. C’est la première phrase de la chanson et peut-être l’une des paroles de rap les plus connues de tous les temps.
Et dans ce combat de rap, Eminem s’associe directement aux rappeurs les plus célèbres, Dr. Dre et Snoop Dogg, en reprenant leur phrase.
Il utilise ensuite à nouveau la cascade de disponibilité en disant : One Pac, two Pac, three Pac, four.
Il reprend donc cette phrase à nouveau, mais en y ajoutant « Pac » cette fois-ci, pour faire référence au rappeur Tupac.
Il s’est maintenant associé à trois des plus grands rappeurs de tous les temps, le tout dans un petit combat à Détroit.
INTRA-GROUPE/EXTRA-GROUPE
Eminem pointe du doigt des gens au hasard dans la foule, et il leur dit : « Tu es Pac, il est Pac », pour les associer à lui et à ces grands rappeurs.
Puis il pointe du doigt son adversaire, fait un geste pour faire comme si sa tête avait été coupée, et dit : « You’re Pac, NONE. » (« Tu es Pac, EN RIEN. »). Cela veut dire que Papa Doc n’a pas d’héritage, pas de crédibilité, à la différence d’Eminem et de la foule.
FAITES LA LISTE DES OBJECTIONS
Toute personne qui travaille dans le marketing direct ou dans la vente connaît cette technique utilisée par Eminem.
Lorsque vous vendez un produit – ou que vous vous vendez vous-même – la personne ou le groupe à qui vous vendez va donner des contre-arguments attendus. Ils connaissent ces objections, et vous connaissez ces objections. Si vous n’y répondez pas, et s’ils ne vous demandent pas d’y répondre, alors ils ne vont pas acheter le produit. S’ils vous demandent d’y répondre avant que vous les ayez abordées, alors vous semblerez vouloir cacher quelque chose et vous leur aurez fait perdre du temps en les obligeant à les aborder.
Donc une technique de vente efficace implique d’aborder toutes ces objections en amont.
Eminem le fait avec dextérité dans les lignes suivantes.
Il dit :
I know everything he’s got to say against me
« Je sais déjà tout ce qu’il a à dire contre moi. »
Et puis, il les évoque un par un :
I am white, I am a fuckin’ bum;
I do live in a trailer with my mom;
My boy Future is an Uncle Tom;
I do got a dumb friend named Cheddar Bob
Who shoots himself in the leg with his own gun;
I did get jumped by all six of you chumps.
« Je suis blanc et je suis un putain de paumé ;
J’habite dans une roulotte avec ma mère, c’est vrai ;
Mon ami Future c’est l’Oncle Tom ;
J’ai un ami débile du nom de Cheddar Bob
Qui se tire une balle dans la jambe avec son propre flingue,
Et j’ai bien été tabassé par 6 d’entre vous. »
Et ainsi de suite. Il en rajoute encore plus. Et à la fin de la liste, il ne reste plus de critiques qu’on puisse lui faire. Il les a déjà toutes abordées et les a rendues caduques.
Dans un combat de rap (ou dans une vente), si vous donnez une réponse à toutes les questions que votre interlocuteur pourrait formuler, alors il n’a plus rien à dire. S’il n’a plus rien à dire, alors le public, ou le client potentiel, sera conquis.
Regardez les lettres de marketing direct que vous recevez par mail. Sur des pages et des pages, elles s’attachent à apporter des réponses aux objections que vous pourriez formuler. C’est l’une des techniques de vente les plus importantes.
LE BIAIS DE L’HUMOUR
Eminem garde le meilleur pour la fin.
« Mais je sais quelque chose à ton sujet », dit-il avec les yeux rivés sur Papa Doc.
Il le chante d’un ton enjoué, pour mettre en valeur ce passage, et le rendre drôle. C’est ce qu’on appelle le biais de l’humour. Les gens se souviennent davantage des choses qui sont dites avec humour que des choses sérieuses.
EXTRÊME DIFFÉRENCIATION DE GROUPE
« Tu es allé à Cranbrook. »
Et Eminem se tourne vers le groupe 313, créant un effet emphatique alors qu’il s’apprête à leur dire ce qu’est Cranbook.
« C’est une école privée. »
BOUM ! Désormais, le public ne peut absolument plus se ranger du côté de Papa Doc. Et Eminem va enfoncer le clou.
« Son vrai nom c’est Clarence… Et les parents de Clarence forment un très beau couple de mariés. »
BOUM et BOUM ! Deux choses de plus séparent Papa Doc de la foule. C’est un intello, qui vient d’une bonne école, et ses parents sont toujours ensemble. Contrairement sans doute à la majorité des personnes présentes dans la salle, Eminem compris. Pas étonnant que Papa Doc n’habite pas dans le 313.
BIAIS DE LA CRÉDIBILITÉ (UNE NOUVELLE FOIS)
Eminem commence une phrase, « parce qu’ici, on n’est pas… » et le public entonne avec lui :
« Escrocs à moitié ! »
Ils finissent sa phrase parce qu’ils connaissent très bien cette citation : elle fait partie des paroles d’une chanson de Mobb Deep, un autre groupe de rap de la Côte Est très connu (Eminem a maintenant revendiqué l’héritage de la Côte Est et de la Côte Ouest).
Et en faisant dire à la foule « escrocs à moitié », Eminem montre une nouvelle fois que lui et le public font partie du même groupe tandis qu’à la fin du combat, Clarence va rentrer chez ses parents.
LA RARETÉ
La musique s’arrête, ce qui veut dire qu’Eminem doit s’arrêter et laisser le micro à Papa Doc.
Mais il ne joue pas le jeu. Il dit, en gros : « J’ai pas envie de gagner. Je me barre. »
Il veut jouer sur le manque. Après être parvenu à remporter l’adhésion totale de son public, il refuse ce qu’ils ont à lui offrir. Il crée le manque en disant qu’il s’en va. Peut-être qu’il ne reviendra jamais. Réduisez votre disponibilité (votre offre) pendant que la demande grimpe, et qu’arrive-t-il ? La valeur grimpe.
C’est la base de l’économie.
Eminem a tellement dominé le combat que, dans un ultime retournement de situation, c’est Papa Doc qui a un blocage. En fait, il n’a pas tout à fait un blocage ; il n’a plus rien à dire. Eminem a déjà tout dit à sa place. Papa Doc ne peut pas formuler de critiques à Eminem parce qu’Eminem a déjà répondu à toutes ces objections. Tout ce qu’il peut faire, c’est se défendre, mais c’est un aveu de faiblesse. Et il a tellement été mis à l’écart du groupe 313 qu’il n’a plus de porte d’entrée.
Il ne reste tout simplement rien à dire. Eminem l’emporte.
Et que fait Eminem de cette victoire ? Il pourrait en faire ce qu’il veut.
Mais il quitte toute cette sous-culture. Il s’en va à la fin du film en laissant derrière lui ce pourquoi il s’est battu.
Il va se choisir lui-même et aller à la rencontre de son succès. Et il ne va plus se baser sur les réactions éphémères des combats de rap à Détroit.
Il a vendu 220 millions d’albums dans le monde. Il a découvert et produit 50 Cent (un autre bel exemple de ma philosophie se choisir soi-même), qui a vendu lui aussi des centaines de millions d’albums.
N’est-ce pas un peu fou d’analyser une chanson de rap afin d’en tirer des idées pour s’améliorer dans la vente et la communication ? Je ne sais pas. Dites-moi !