Charles Bukowski dégoûte ses critiques avec son manque de talent pour la fiction… Et, d’après ses détracteurs, il est misogyne, simpliste, un narcissique fini (tout cela est sans doute vrai, dans une certaine mesure), et lorsqu’une anthologie des « plus grands écrivains américains » est éditée, il n’en fait jamais partie.
Pourtant, il est peut-être le plus grand écrivain américain de tous les temps. Que vous l’ayez lu ou non – et la plupart des gens ne l’ont pas lu —, il y a six choses dignes d’être apprises de la part de quelqu’un comme Bukowski.
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Pour moi, Souvenirs d’un pas grand-chose est sans doute le plus grand roman américain jamais écrit. C’est un roman autobiographique (comme tous ses romans, à part Pulp, qui est si mauvais qu’il est illisible) qui décrit sa jeunesse d’enfant battu, puis comment il a évité la guerre avant d’entamer une existence de misère, de peine, d’alcoolisme — et enfin ses débuts en tant qu’écrivain.
Je suis presque gêné d’admettre l’influence de Bukowski. Beaucoup de gens le détestent… et je m’inquiète plus du jugement des autres qu’il ne l’a jamais fait.
Ce que j’ai appris grâce à Charles Bukowski
1. L’honnêteté
Ses quatre premiers romans sont autobiographiques. Il raconte en détail les souffrances qu’il a endurées lorsqu’il était enfant (présentant ses parents sous un très mauvais jour, ce dont il se fichait), ses expérimentations avec la prostitution, ses expériences affreuses, son réel manque de respect envers les femmes avec lesquelles il était en couple, et ainsi de suite.
Sa fiction et sa poésie couvrent amplement les gens qu’il déteste, les auteurs qu’il dédaigne, les institutions dont il se fiche.
La plupart des écrivains de fiction font ce que font les écrivains : ils inventent. Ils racontent des histoires nées de leur imagination. Bukowski n’en était pas vraiment capable. Lorsqu’il tentait la fiction (son dernier roman étant un très bon exemple), cela sonnait faux. Même sa poésie n’est pas de la fiction.
Il y a une histoire à lui (dont le nom m’échappe), où il s’assied dans un bar, à la recherche de solitude, mais un type l’aborde par hasard.
« Quelle horreur, toutes ces filles qui ont été brûlées », dit le gars.
À quoi Bukowski répond (d’après mes souvenirs du texte) : « J’en sais rien. »
Le type et tout le reste du bar lui tombent dessus : « Ce gars n’en a rien à faire de ces petites, mortes carbonisées. »
Mais Bukowski s’est montré honnête : « C’est un titre aux infos. Si ça se passait devant moi, peut-être que j’aurais un autre sentiment. » Il a refusé de changer d’opinion et est resté au bar jusqu’à la fermeture.
Il mettait très peu de limites à sa transparence. Il n’a plus parlé de sa fille après qu’elle a passé un certain âge. C’est à peu près la seule barrière qui me vienne à l’esprit.
Tous les autres écrivains ont tant de choses dont ils ne parlent pas : famille, épouse, ex, enfants, travail, patrons, collègues, amis…
Du coup, ils inventent.
Bukowski ne s’autorise pas de telles échappatoires ; nous voyons donc dans ses livres le réel, l’honnêteté crue, une étude anthropologique sur 60 années d’indigence et de dépravation. Aucun autre auteur depuis lors ou avant lui n’en a fait autant.
Pour un exemple en particulier, voyez son livre Women, qui détaille par le menu ses relations sexuelles avec toutes les femmes qui ont osé coucher avec lui après qu’il a atteint un peu de succès. La plupart de ces femmes ont été horrifiées par la publication du livre.
J’essaye autant que possible de « réduire mes barrières ».
2. La tenacité
Bukowski a réussi à se faire publier deux fois étant jeune (à 24 et à 26 ans), mais presque tous ses écrits ont été rejetés par les maisons d’édition.
Alors il a arrêté d’écrire pendant 10 ans.
Ensuite, au milieu des années 1950, il a recommencé. Il a soumis une tonne de poèmes et d’histoires partout où il le pouvait. Il lui a fallu des années avant d’être publié. Il lui a fallu ensuite encore des années avant qu’on le remarque.
Et il lui a fallu 15 ans d’écriture quotidienne, des milliers de poèmes et d’histoires, avant qu’il ne commence à gagner sa vie en tant qu’écrivain. Il a écrit son premier roman à l’âge de 49 ans et il a enfin connu le succès. Après avoir essayé pendant 25 ans, il est enfin devenu un écrivain connu.
25 ans !
La plupart des gens s’arrêtent bien avant, bien plus jeunes. Mon père et mon grand-père voulaient tous deux être musiciens, par exemple. Les deux ont arrêté lorsqu’ils ont atteint la vingtaine ou la trentaine, et ont choisi des voies plus sûres (lesdites voies sont, selon moi, précisément ce qui les a achevés).
Cette ténacité n’a pas fléchi pendant trois mariages, des douzaines de petits boulots, et un alcoolisme permanent. Certaines de ces choses sont (mal) relatées dans le film Barfly. Pour ma part, je pense que le petit film indépendant Factotum est meilleur ; il est basé sur le livre du même nom, qui raconte en détail les dix ans où Bukowski est passé de job en job, de femme en femme, essayant de simplement survivre – un alcoolique dans un monde qui ne cesse de lui donner des coups.
Il a écrit son premier roman en 19 jours. Michael Hemmingson, dont je vais parler, m’a écrit que Bukowski avait dû terminer le roman aussi rapidement parce qu’il craignait désespérément de rater sa carrière d’écrivain et qu’il ne voulait pas décevoir John Martin, qui lui avait fait, techniquement, une avance pour le roman.
3. La survie
Lorsque je pense au terme « alcoolique profond« , j’ai tendance à l’associer avec les sans-abri. Bukowski, à un niveau profond, a réalisé qu’il avait besoin de survivre. Il ne pouvait pas être un sans-abri et se tuer, quel que soit le nombre de déceptions qu’il ait vécues.
Il a navigué de petit boulot en petit boulot dans des usines (la base de son roman autobiographique Factotum), mais ce mode de vie n’était pas assez stable pour lui. En fin de compte, il a accepté un poste de fonctionnaire (difficile de faire plus stable), et a travaillé dans un bureau de poste américain pendant 11 ans.
Il n’a pas manqué de subvenir aux besoins de sa fille (même s’il a constamment écrit sur la laideur de la mère) et, pour autant que je le sache, il n’a jamais été à la rue ni totalement miséreux, de sa trentaine jusqu’à ce qu’il commence à être connu.
Malgré ses nombreux écrits sur la pauvreté accablante qu’il subissait, il avait un petit héritage de la part de son père, un compte-épargne qu’il alimentait et un salaire régulier. Il a décrit en détail son travail au bureau de poste dans son premier « roman », appelé fort à propos Le Postier. (Pour beaucoup de gens, c’est son meilleur roman mais je le mettrais en troisième ou quatrième derrière Souvenirs d’un pas grand-chose et Factotum, et peut-être même Women.)
Il a aussi écrit Hollywood, un roman décrivant en détail son expérience du tournage du film Barfly. Tous les noms y ont été changés (d’où son affirmation qu’il s’agit d’une fiction) mais une fois que vous avez deviné qui est qui, on bascule dans la non-fiction… comme tous ses autres romans (sans compter Pulp, le pire roman américain jamais écrit et publié).
4. La discipline
Imaginez faire des journées de 10 heures au bureau de poste, puis rentrer pour vous disputer avec votre femme ou compagne, avant d’achever trois ou quatre demi-douzaines de bières… et puis vous mettre à écrire.
Bukowski l’a fait tous les jours. La plupart des gens veulent écrire leur roman, ou terminer de peindre leur tableau, ou monter une entreprise, mais n’ont pas la discipline pour réellement concrétiser leur idée. S’il y a bien un talent que Bukowski avait, et qui me dépasse, c’est sa discipline.
Quand il était plus jeune (fin de l’adolescence, début de la vingtaine), il passait presque tous les jours à la bibliothèque, à tomber amoureux de tous les grands écrivains. Cet amour a dû être si fort qu’il a écrasé presque tout le reste dans sa vie.
Bukowski a dû sentir qu’il devait écrire comme eux, sans quoi il en mourrait. Il devait « rédiger une bonne phrase », disait-il. Et tous les jours, il essayait. Bon, brute ou truand, il a fini par publier (de façon posthume pour beaucoup) tout ce qu’il a écrit ou presque.
J’essaye d’imiter cette discipline. Même lorsque je n’écris pas sur mon blog, j’écris tous les jours, tous les matins. Au moins 1 000 mots et un article de blog. Je faisais pareil quand j’avais la vingtaine et que j’essayais d’écrire un roman. J’écrivais au minimum 3 000 mots. Je l’ai fait pendant cinq ans.
Tout se combine. Un livre moyen fait 60 000 mots. Si vous parvenez à écrire 1 000 mots par jour, vous aurez six livres à la fin de l’année.
5. SON « PLAN LITTÉRAIRE »
Bukowski a été inspiré par plusieurs écrivains et il en a inspiré beaucoup d’autres. Certains de mes écrivains favoris se trouvent dans ces deux catégories. L’inspiration lui est sans doute venue de trois auteurs : Louis-Ferdinand Céline, Knut Hamsun et John Fante.
Je recommande hautement le Voyage au bout de la nuit de Céline. Céline est presque une version plus crue de Bukowski. Il était constamment en colère : il tentait de survivre et faisait le nécessaire pour cela.
La caractéristique de Bukowski, à l’inverse de nombreux écrivains, est qu’il ne s’est jamais soucié d’images évocatrices ou de ravissants couchers de soleil. Il écrivait exactement comme s’il vous parlait. Céline le fait lui aussi, de manière extrême ; il est si cru et si habile que sa manière de « parler » ressemble à celle d’un fou essayant de cracher le plus de venin possible. Son premier livre est un chef-d’œuvre. Je le lis souvent le matin pour m’inspirer avant de commencer à écrire.
John Fante a écrit le méconnu Demande à la poussière, qui a été totalement oublié jusqu’à ce que la maison d’édition de Bukowski le publie à nouveau, avec les autres livres de Fante. (Je recommande aussi le film avec Colin Farrell et Salma Hayek, fort dévêtue.)
Bukowski avait presque peur d’admettre combien Fante l’avait influencé. Il a écrit une histoire brève :
Je me suis rendu compte qu’admettre que John Bante avait été une telle influence sur mes écrits nuirait à mon propre travail, comme si une partie de moi était une copie sur papier-calque, mais je m’en fichais. C’est lorsque vous cachez les choses qu’elles vous font suffoquer.
(Remarquez qu’il a écrite « Bante » et non « Fante ». Pour Bukowski, tout est fiction.)
La dernière phrase aussi est intéressante. Rien d’élégant, pas de belle description. Pourtant, ce sont des phrases comme celles-ci qui ont rendu Bukowski unique et en font l’un des meilleurs écrivains de tous les temps. Il approche le secret de ce qui se passait vraiment dans sa tête, plutôt que raconter encore une histoire ennuyeuse remplie de descriptions fleuries comme le font beaucoup de livres et de romans.
Il y a également les auteurs que Bukowski a lui-même influencés. Michael Hemmingson a écrit un excellent commentaire sur Bukowski dans l’ouvrage The Dirty Realism Duo: Bukowski and Carver, que je vous recommande chaudement si vous lisez l’anglais. Raymond Carver vient du même genre d’écriture réaliste, pauvre et simple qui était principalement autobiographique (bien que ce soit un peu moins clair dans le cas de Carver).
Je mettrais aussi le recueil de nouvelles de Denis Johnson, Jesus’ Son, dans cette catégorie (Johnson a étudié avec Carver). Plus récemment, il y a des livres comme Crack Hotel ou The Comfort of Women, d’Hemmingson, ou encore son My Dream Date (Rape) with Kathy Acker, et d’autres encore. Je meurs d’envie de découvrir d’autres auteurs de ce genre.
J’ai lu par exemple une anecdote sur Denis Johnson : il devait trouver 10 000 $ pour payer ses impôts. Il a donc rassemblé quelques courts récits qu’il avait oubliés, les a appelés Jesus’ Son, et a envoyé le tout à l’éditeur Jonathan Galassi en disant : « Tu peux les avoir si tu payes le fisc. » J’ai ajouté Galassi à mon réseau Facebook et je lui ai demandé s’il connaissait un auteur du niveau de Denis Johnson, mais j’attends encore sa réponse.
J’aimerais vraiment en trouver d’autres comme ceux-là. Il y a peut-être William Vollmann, l’auteur des Nuits du Papillon, mais ses romans plus importants sont trop durs à lire. (Anecdote : il a écrit la postface de la nouvelle édition américaine du Voyage jusqu’au bout de la nuit. Tous ces écrivains ont tendance à reconnaître leur lignée commune.)
6. La poésie
Je déteste vraiment la poésie. Lorsque j’ouvre le magazine The New Yorker (berk !) et que je lis les poèmes qui y sont publiés, je ne les comprends pas. Ils ressemblent tous à du charabia. Ils sont trop intellectuels à mon goût. De tous les poètes que j’ai lus, les seuls que j’aime vraiment sont Charles Bukowski, Raymond Carver et Denis Johnson. La poésie leur permet de maîtriser l’art de rendre chaque mot efficace et puissant.
C’est cet apprentissage qui leur a permis de distancer leurs concurrents lorsqu’ils ont commencé à écrire des textes plus longs. Cela me donne envie de m’essayer à la poésie, mais rien que le mot « poésie » me paraît si pseudo-intellectuel que je n’en éprouve plus le moindre intérêt.
Bukowski : alcoolique, employé de poste, misogyne, anti-guerre, anti-paix, anti-tout, détestant tout le monde, manquant probablement de confiance en lui, extrêmement honnête et ayant besoin d’écrire tous les jours sans quoi il mourrait.
Selon ses propres mots, des mots que j’aimerais mettre en pratique : « Quelle joie doit ressentir l’écrivain vraiment bon, même s’il va finir à la pointe d’un fusil. »